Micah Clarke - Tome I
Les recrues de Monmouth (2024)

The Project Gutenberg eBook of Micah Clarke - Tome I

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Title: Micah Clarke - Tome I

Author: Arthur Conan Doyle

Translator: Albert Savine

Release date: June 29, 2006 [eBook #18716]

Language: French

Credits: Produced by Chuck Greif and www.ebooksgratuits.com

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MICAH CLARKE - TOME I ***

Tome I

LES RECRUES DE MONMOUTH

(1910)

Table des matières
Introduction
Préface
I--Le cornette Joseph Clarke, des Côtes de fer.
II--Je suis envoyé à l'école. Je la quitte.
III--Sur deux amis de ma jeunesse.
IV--Sur le poisson étrange que nous primes à Spithead.
V--De l'homme aux paupières tombantes.
VI--Au sujet de la lettre venue des Pays-Bas.
VII--Du cavalier qui arriva de l'ouest.
VIII--Notre départ pour la guerre.
IX--Une passe d'armes au Sanglier Bleu.
X--Notre périlleuse aventure dans la Plaine.
XI--Le solitaire à la caisse pleine d'or.
XII--De quelques aventures sur la lande.
XIII--Sur Sir Gervas Jérôme, Chevalier Banneret du comté de Surrey.
XIV--Du Curé à la jambe raide et de ses ouailles.
XV--Où nous nous mesurons avec les Dragons du Roi.

Introduction

James Scott, duc de Monmouth, (1649-1685), fils naturel de Charles IId'Angleterre.

À l'avènement de Jacques II, il organisa avec le duc d'Argyle un coupde force qui échoua. Ses troupes furent écrasées le 6 juillet 1685 lorsde la bataille de Sedgemoor et il fut décapité.

Toutefois certaines théories ont prétendu qu'il aurait pu être l'hommeau masque de fer.

Cette victoire ne profita guère à Jacques II qui ne resta que quelquesmois sur le trône avant de venir se réfugier en France où il finit sesjours.

Préface

Micah Clarke, dont nous publierons successivement en traductionfrançaise les trois épisodes: Les recrues de Monmouth, Le capitaineMicah Clarke, La bataille de Sedgemoor, est le grand roman historiquequi établit la réputation en ce genre d'Arthur-Conan Doyle.

Le romancier y a déployé une verve, un humour, un entrain quirappellent les bonnes pages de Dumas père. Aussi faudrait-il s'étonnerque les traducteurs aient négligé une œuvre aussi vivante s'il n'enfallait voir la cause dans le peu de familiarité de nos contemporainsfrançais avec l'histoire étrangère. Pour le lecteur d'Outre-Manche,Conan Doyle n'avait nulle besoin d'explications préliminaires. Il nous aparu qu'une présentation était nécessaire en tête de l'édition françaisede son roman et l'on nous permettra, en outre, de renvoyer à notreouvrage La Cour galante de Charles II, où le lecteur trouvera, sanspréjudice de bien des détails curieux, des portraits des meilleurspeintres et graveurs, leurs contemporains, reproduisant les traits deLucy Walters, mère de Monmouth, du roi Charles II, jeune homme etvieillard, et enfin de Monmouth.

Monmouth était né à Rotterdam, le 9 avril 1649, de Lucy Walters, alorsmaîtresse de Charles II, après l'avoir été de Robert Sydney, qui enavait, lui-même, hérité du célèbre Algernon Sydney, son frère. C'étaitune belle fille, mais commune et sans éducation, d'ailleurs très fièred'être maîtresse royale et mère d'un bâtard de roi. En 1655, laprincesse d'Orange écrivant à son frère le plaisantait sur «sa femme».La concubine dominait encore les sens de son amant et le tenait dans unservage amollissant si bien que, l'année suivante, les ministres duprétendant inquiets, obtinrent le départ de Lucy pour l'Angleterre souspromesse d'une pension annuelle de quatre cents livres. Son séjour àLondres n'alla pas sans encombre. Lucy fut arrêtée et mise à la Tour:elle y reçut les hommages des Cavaliers et obtint ensuite l'autorisationde retourner en France du gouvernement peu jaloux de fournir auxmécontents l'occasion de prononcer pour une cause quelconque le nom desStuarts. Charles, prince et volage, ne tarda pas à délaisser cettemaîtresse encombrante et volontaire, puis à l'oublier complètement et,de chute en chute, la pauvre Lucy mourut, dit un chroniqueur, «d'unemaladie, suite naturelle de sa profession».

Charles II n'abandonna pas l'enfant, comme il avait abandonné la mère.La veuve de Charles I le fit élever par lord Crofts et peu d'annéesaprès la Restauration, c'est sous le nom de celui-ci qu'il parut à lacour. Lady Castlemaine, la reine de la main gauche du moment, le prit enbon gré. Il était vif, spirituel, de bonnes manières, en élève formé parles soins des Révérends Pères de la Compagnie de Jésus à qui lareine-mère avait confié son éducation. En 1663, ce beau cavalier, titréduc et fils avoué du roi, faisait tourner la tête à toutes les dames dela cour quand Charles II, jaloux de la Castlemaine, le maria à une richehéritière d'Écosse, Anna Scott, duch*esse de Buccleuch. Cela n'arrêta pasle cours de ses bonnes fortunes qui ne l'empêchaient pas de devenir lechampion de la cause protestante. À ce titre, il paraissait doué detoutes les vertus et de toutes les perfections. «La grâce, dit le poèteDryden, accompagnait tous ses mouvements et le paradis se révélait sursa figure».

On prend goût à ce jeu de la popularité. Monmouth commit imprudence surimprudence et passa pour s'être associé au complot whig avec Essex,Sydney et Russell, au moment où la conjuration de Rye-House se proposaitcomme but, non plus de soulever la nation contre le gouvernement, maisd'assassiner le roi et son frère. Alors il dut s'exiler et vivre enHollande dans une oisiveté plus ou moins honorable. En même temps qu'ils'était brouillé avec la cour, il avait cessé de vivre avec sa femme. Samaîtresse, Lady Henriette Wentworth, était riche. Dans le particatholique, on murmurait qu'elle pourvoyait à ses besoins, les secoursque lui fournissait le roi ne suffisant point à payer ses caprices. Leroi vieilli gardait pourtant, à travers son égoïsme quinteux, un faiblepour ce fils de sa jeunesse et de ses belles amours. Tant que vécutCharles II, il y eut donc pour Monmouth espoir de rappel. En octobre1684, le prince d'Orange qui le recevait à Leyde et à La Haye letraitait en hôte princier. Peu de mois avant la mort de Charles II (ennovembre 1684) Monmouth faisait un voyage rapide en Angleterre.Allait-il rentrer en faveur? On le crut. Le duc d'York lui fit, on leremarqua, un accueil cordial, comme s'il voulait démentir ainsi lesbruits qui commençaient à courir et qui peignaient Monmouth comme unprétendant à la couronne. Mais bientôt le fils rebelle et ingrat,repartit pour l'exil.

Alors les rumeurs, d'abord vagues, prirent de la consistance et de lacohésion. On prétendait parmi les exilés que John Cosin, évêque deDurham, avait remis un coffret, qui contenait le contrat de mariage deCharles II et de Lucy Walters, à son gendre Gilbert Gérard, capitainedes gardes du roi. On en jasait à Londres, dans la Cité, à la cour.Gilbert Gérard nia devant le Conseil privé avoir connaissance et de laboîte et du mariage. Beaucoup continuèrent à douter. La légende de lacassette subsista: elle devait prendre une nouvelle force quand lesavancés du parti protestant auraient intérêt à opposer leur prétendant àun roi catholique.

À la mort de Charles II, la situation de Monmouth changea brusquement.Il était maintenant un exilé dans toute l'acception du terme.Consentirait-il à mener sur le sol de la Hollande une existence inactiveet presque honteuse sous la surveillance des polices continentales?L'ambition de sa maîtresse ne paraissait pas devoir s'en contenter pourlui: elle voulait le voir roi. Stimulé par elle, Monmouth annonçad'abord l'intention de se rendre en Suède et d'y vivre de l'existenced'un particulier auprès de la chère maîtresse qui avait sacrifié pour lesuivre la splendeur d'un grand nom et ses droits à un riche héritage.Mais il ne partait point.

C'est à ce point d'hésitation que le prirent les avances des exilés.Eux aussi ne savaient pas se résigner à avoir été et à ne plus être.Certes Monmouth leur était suspect à plus d'un titre. Qu'y avait-il decommun entre ce paillard, séducteur de femmes et sceptique au point, luiprotestant, d'avoir versé leur sang, et les pieux et fanatiques martyrsde leur foi et de leur haine pour les partisans masqués de Rome? Ilsreprochaient à Monmouth sa vie de plaisir, sa liaison extra-conjugale,ses désordres et ses folies. Mais la nécessité fit plus que le goût. Lesexaltés cédèrent aux objurgations des plus politiques. Ils consentirentà ce que Monmouth fut sondé par des émissaires sûrs. Il se montra froid,peu désireux de se lancer dans les aventures. Alors les travauxd'approche visèrent un autre but. Sur l'invite de Ferguson, lord Greyagit auprès de Lady Henriette. Il lui montra le trône comme fruit d'unealliance à laquelle il faudrait momentanément sacrifier les droits deson amour. La maîtresse de Monmouth n'était pas une amoureuse banale:elle se jura de lui donner les moyens, tous les moyens, de conquérir unecouronne. Pedro Ronquillas, ambassadeur d'Espagne, qui voyait le faitsans en comprendre le but, fit alors des gorges chaudes de ce prince quivivait aux crochets de sa maîtresse et vendait son amour pour sessubsides. Ce n'était pas par là cependant que Monmouth péchait. Lapensée de Lady Henriette était devenue la sienne.

À son passage à Rotterdam, il se rencontra avec quelques-uns des chefsde l'émigration. L'union était loin d'être faite dans les rangs decelle-ci. Le duc d'Argyle se considérait comme maître chez lui en Écosseet entendait agir d'après ses propres inspirations. Il eut soin de neparaître à Rotterdam qu'après le départ de Monmouth qu'il jalousait etquand on lui parla de différer l'exécution des projets anciens, il fitgrand étalage de ses espérances et des promesses de concours qu'il avaitreçues d'Écosse, ayant toujours grand soin de faire entendre qu'il étaitun chef d'armée et non un lieutenant. Il acheta une frégate, s'équipa etarma un corps d'expédition. Cette attitude obligea les exilés àprécipiter leurs plans. Monmouth, dans ses entrevues avec eux, s'étaitprésenté avant tout comme un protestant anglais. Légitime fils deCharles II, disait-il, il avait légalement droit à la couronne queportait son oncle, mais il ne voulait prendre le titre de roi que autantque ses associés le jugeraient utile à la cause commune. Il se déclaraitmême en ce cas prêt à abdiquer ce titre après le succès et à rentrerdans le rang. Au besoin il servirait sous le duc d'Argyle. Laproposition ne pouvait sourire au chef écossais. Il visitapersonnellement Monmouth pour lui démontrer qu'une guerre de partisansn'était pas son fait et qu'il valait bien mieux qu'il attendit quel'Angleterre put se soulever. Monmouth, à son tour, lui représenta quela politique adoptée par Jacques II était plutôt propre à remédier auxplus criants abus du précédent règne. Argyle se déclara prêt à partir audébut de mai. Alors Monmouth assura aux gentilshommes écossais qu'ilmettrait à la voile six jours plus tard.

Jusqu'à l'arrivée des agents des exilés, l'Angleterre était paisible.Au début de son règne, Jacques II paraissait prendre à tâche de donnertoute satisfaction au parti modéré. En quittant le lit de mort de sonfrère, n'avait-il pas promis dans un bref discours au Conseil privé desoutenir l'Église d'Angleterre, propos qui avaient encore été accentuésdans la proclamation rédigée par le solicitor général Finch. Toutes leslettres qu'écrivaient de Rome ou du Vatican les agents catholiquesrecommandaient la patience, la modération et le respect pour lespréjugés du peuple anglais. Mais tandis que Jacques rêvait ainsi laliberté de conscience pour tous ses sujets, sauf les catholiques à quicelle-ci faisait défaut, nul n'était disposé à accepter pour autrui uneliberté qui paraissait un empiétement sur des droits acquis. LesDissenters, comme le clergé épiscopal, paraissaient convaincus que ladéclaration ne profiterait qu'aux Catholiques. Les épiscopaux serefusèrent à lire la déclaration à la presque unanimité et lesDissenters marquaient qu'ils préféraient à la liberté pour eux unsystème résolu de persécution contre les Papistes. Les chosess'envenimaient encore quand on apprit que les portes de la chapelle dela reine à Saint James s'ouvraient toutes grandes et que le roientendait la messe avec une pompe officielle. Les gardes du corpsformant la haie, les chevaliers de la Jarretière, les lords les plusillustres suivant le roi jusqu'à son prie-dieu, parurent à tous menacerd'un bouleversem*nt atroce le monde protestant et aux appels desprédicants les recrues de Monmouth se groupèrent le long des chemins.

Albert Savine.

I-Le cornette Joseph Clarke, des Côtes de fer.

Il est possible, mes chers petit*-enfants, qu'à des moments divers jevous aie conté presque tous les incidents survenus en ma vie pleined'aventures.

Du moins il n'en est aucun, je le sais, qui ne soit bien connu de votrepère et de votre mère.

Toutefois, quand je vois que le temps s'écoule, et qu'une tête grise estsujette à ne plus contenir qu'une mémoire défaillante, il m'est venu àl'idée d'utiliser ces longues soirées d'hiver à vous exposer tout cela,en bon ordre, depuis le commencement, de telle sorte que vous puissiezavoir dans vos esprits une image claire, que vous transmettrez dans cemême état à ceux qui viendront après vous.

Car, maintenant que la Maison de Brunswick est solidement établie sur letrône et que la paix règne dans le pays, il vous sera chaque année demoins en moins aisé de comprendre les sentiments des gens de magénération, au temps où Anglais combattaient contre Anglais et où celuiqui aurait dû être le bouclier et le protecteur de ses sujets, n'avaitd'autre pensée que de leur imposer par la force ce qu'ils abhorraient etdétestaient le plus.

Mon histoire est de celles que vous ferez bien de mettre dans le trésorde votre mémoire, pour la conter ensuite à d'autres, car selon toutevraisemblance, il ne resta dans tout ce comté de Hampshire aucun hommevivant qui soit en état de parler de ces événements d'après sa propreconnaissance, ou qui y ait joué un rôle plus marqué.

Tout ce que je sais, je tâcherai de le classer en ordre, sansprétention, devant vous.

Je m'efforcerai de faire revivre ces morts pour vous, de faire sortirdes brumes du passé ces scènes qui étaient des plus vives au moment oùelles se passaient et dont le récit devient si monotone et si fatigantsous la plume des dignes personnages qui se sont consacrés à lesrapporter.

Peut-être aussi mes paroles ne feront-elles, à l'oreille des étrangers,que l'effet d'un bavardage de vieillard.

Mais vous, vous savez que ces mêmes yeux qui vous regardent, ont aussiregardé les choses que je décris, et que cette main a porté des coupspour une bonne cause, et ce sera dès lors tout autre chose pour vous,j'en suis sûr.

Tout en m'écoutant, ne perdez pas de vue que c'était votre querelleaussi bien que la nôtre, celle pour laquelle nous combattions, et que simaintenant vous grandissez pour devenir des hommes libres dans un payslibre, pour jouir du privilège de penser ou de prier comme vousl'enjoindront vos consciences, vous pouvez rendre grâces à Dieu derécolter la moisson que vos pères ont semée dans le sang et lasouffrance, lorsque les Stuarts étaient sur le trône.

C'était en ce temps-là, en 1664, que je naquis, à Havant, villageprospère, situé à quelques milles de Portsmouth, à peu de distance de lagrande route de Londres, et ce fut là que je passai la plus grandepartie de ma jeunesse.

Havant est aujourd'hui, comme il était alors, un village agréable etsain, avec ses cent et quelques cottages de briques dispersée de façon àformer une seule rue irrégulière.

Chacun d'eux était précédé de son jardinet et avait parfois sur lederrière un ou deux arbres fruitiers.

Au milieu du village s'élevait la vieille église au clocher carré, avecson cadran solaire pareil à une ride sur sa façade grise et salie par letemps.

Les Presbytériens avaient leur chapelle dans les environs, mais après levote de l'Acte d'Uniformité, leur bon ministre, Maître Breckinridge,dont les discours avaient bien des fois attiré une foule nombreuse surdes bancs grossiers, pendant que les sièges confortables de l'égliserestaient déserts, fut jeté en prison et son troupeau dispersé.

Quant aux Indépendants, du nombre desquels était mon père, ils étaientégalement sous le coup de la loi, mais ils se rendaient à l'assembléed'Elmsworth.

Mes parents et moi, nous y allions à pied, qu'il plût ou qu'il fît beau,chaque dimanche matin.

Ces réunions furent dispersées plus d'une fois, mais la congrégationétait formée de gens si inoffensifs, si aimés, si respectés de leursvoisins, qu'au bout d'un certain temps les juges de paix finirent parfermer les yeux, et par les laisser pratiquer leur culte, comme ilsl'entendaient.

Il y avait aussi, parmi-nous, des Papistes, qui étaient obligés d'allerjusqu'à Portsmouth pour entendre la messe.

Comme vous le voyez, si petit que fut notre village, il représentait enminiature le pays entier, car nous avions nos sectes et nos factions, ettoutes n'en étaient que plus âpres, pour être renfermées dans un espaceaussi étroit.

Mon père, Joseph Clarke, était plus connu dans la région sous le nom deJoe Côte-de-fer, car il avait servi, en sa jeunesse, dans la trouped'Yaxley qui avait formé le fameux régiment de cavalerie d'OlivierCromwell.

Il avait prêché avec tant d'entrain, il s'était battu avec tant decourage, que le vieux Noll en personne le tira des rangs après labataille de Dunbar, et l'éleva au grade de cornette.

Mais le hasard fit que quelque temps après, comme il avait engagé unediscussion avec un de ses hommes au sujet du mystère de la Trinité, cetindividu, qui était un fanatique à moitié fou, frappa mon père à lafigure, et celui-ci rendit le compliment avec un coup d'estoc de sonsabre, qui envoya son adversaire se rendre compte en personne de lavérité de ses dires.

Dans la plupart des armées, on aurait admis que mon père était dans sondroit en punissant séance tenante un acte d'indiscipline aussiscandaleux; mais les soldats de Cromwell se faisaient une si haute idéede leur importance et de leurs privilèges qu'ils s'offenseront de cettejustice sommaire accomplie sur leur camarade.

Mon père comparut devant un conseil de guerre, et il est possible qu'ilaurait été offert en sacrifice pour apaiser la fureur de la soldatesque,si le Lord Protecteur n'était intervenu et n'avait réduit la punition aurenvoi de l'armée.

En conséquence, le cornette Clarke se vit enlever sa cotte de buffle etson casque d'acier.

Il s'en retourna à Havant et s'y établit négociant en cuirs et tanneur,ce qui priva le Parlement du soldat le plus dévoué qui eût jamais portél'épée à son service.

Voyant qu'il prospérait dans son commerce, il épousa Marie Shopstone,jeune personne attachée à l'Église, et moi, Micah Clarke, je fus lepremier gage de leur union.

Mon père, tel que je le trouve dans mes premiers souvenirs, était destature haute et droite.

Il avait de larges épaules et une puissante poitrine.

Sa figure était accidentée et rude, avec de gros traits durs, dessourcils en broussaille et saillants, le nez fort, large, charnu, degrosses lèvres qui se contractaient et se rentraient quand il était encolère.

Ses yeux gris étaient perçants, de vrais yeux de soldat, et cependant jeles ai vu s'éclairer d'un bon sourire, d'un pétillement joyeux.

Sa voix était terrible et propre à inspirer la crainte à un point que jen'ai jamais su m'expliquer.

Je n'ai pas de peine à croire ce que j'ai appris, que quand il chantaitle centième Psaume à cheval parmi les bonnets bleus, à Dunbar, sa voixdominait le son des trompettes, le bruit des coups de feu, comme leroulement grave d'une vague contre un brisant.

Mais bien qu'il possédât toutes les qualités nécessaires pour devenir unofficier de distinction, il renonça à ses habitudes militaires, enrentrant dans la vie civile.

Grâce à sa prospérité et à la fortune qu'il avait acquise, il auraitfort bien pu porter l'épée.

Au lieu de cela, il avait un petit exemplaire de la Bible logé dans saceinture, à l'endroit où les autres suspendent leurs armes.

Il était sobre et mesuré en ses propos, et même au milieu de sa famille,il lui arrivait rarement de parler des scènes auxquelles il avait prispart, où des grands personnages tels que Fleetwood et Harrison, Blake etIreton, Desborough et Lambert, dont quelques-uns étaient comme luisimples soldats, lorsque les troubles éclatèrent.

Il était frugal dans sa nourriture, fuyant la boisson, et ne s'accordaitd'autre plaisir que ses trois pipes quotidiennes de tabac d'Oroonoko,qu'il gardait dans une jarre brune près du grand fauteuil de bois, àgauche de la cheminée.

Et cependant, malgré toute la réserve qu'il s'imposait, il arrivaitparfois que l'homme de jadis se fit jour en lui, et éclata en un de sesaccès que ses ennemis appelaient du fanatisme, ses amis de la piété, etil faut bien reconnaître que cette piété-là avait tendance à semanifester sous une forme farouche et emportée.

Et quand je remonte dans mes souvenirs, deux ou trois incidents yreparaissent avec un relief si net et si clair que je pourrais lesprendre pour des scènes tout récemment vues au théâtre, alors qu'ellesdatent de mon enfance, d'une soixantaine d'années, et de l'époque oùrégnait Charles II.

Quand survint le premier incident, j'étais si jeune, que je ne puis merappeler ni ce qui le précéda, ni ce qui le suivit immédiatement.

Il se planta dans ma mémoire parmi bien des choses qui en ont disparudepuis.

Nous étions tous à la maison, par une lourde soirée d'été, quand nousentendîmes un roulement de timbales, un bruit de fers de chevaux, quiamenèrent sur le seuil mon père et ma mère.

Elle me portait dans ses bras pour que je puisse mieux voir.

C'était un régiment de cavalerie, qui se rendait de Chichester àPortsmouth, drapeau au vent, musique jouant, et c'était le plusattrayant coup d'œil qu'eussent jamais vu mes yeux d'enfant.

J'étais plein d'étonnement, d'admiration en contemplant les chevaux aupoil lustré, à l'allure vive, les morions d'acier, les chapeaux à plumesdes officiers, les écharpes et les baudriers.

Je ne croyais avoir jamais vu une aussi belle troupe réunie, et dans monravissem*nt je battis des mains, je poussai des cris.

Mon père sourit gravement, et me prit des bras de ma mère:

—Hé! dit-il, mon garçon; tu es un fils de soldat, et tu devrais avoirassez de jugement pour ne pas louer une cohue pareille. Est-ce que toutenfant que tu es, tu ne vois pas que leurs armes sont mal fourbies, queleurs éperons de fer sont rouillés, leurs rangs sans ordre ni cohésion?Et ils n'ont pas envoyé en avant d'eux d'éclaireurs ainsi que cela doitse faire, même en temps de paix, et leur arrière-garde a des traînardsd'ici à Bedhampton...

«Oui, reprit-il en brandissant son long bras dans la direction dessoldats, et les interpellant, vous êtes du blé mûr pour la faucille etqui n'attend plus que les moissonneurs.

Plusieurs d'entre eux tirèrent sur les rênes à cette soudaine explosion.

—Jack, un bon coup sur le crâne tondu de ce coquin, cria l'un d'eux, onfaisant faire demi-tour à son cheval.

Mais il y avait dans la figure de mon père quelque chose qui fit reculerl'homme, et il rentra dans les rangs sans avoir fait ce qu'il disait.

Le régiment défila à grand fracas sur la route.

Ma mère posa ses mains fines sur le bras de mon père et apaisa par sesgentillesses et ses caresses le démon endormi qui s'était réveillé enlui.

En une autre occasion que je puis me rappeler—c'était quand j'avaissept ou huit ans—sa colère éclata d'une façon plus dangereuse dans seseffets.

Je jouais autour de lui un après-midi de printemps pendant qu'iltravaillait dans la cour de la tannerie, lorsque par la porte ouverteentrèrent, en se dandinant, deux beaux messieurs aux revers d'habitdorés, et des cocardes coquettement fixées sur le côté de leurstricornes.

Ainsi que je l'appris plus tard, c'étaient des officiers de la flottequi passaient par Havant, et nous voyant occupés dans la cour, ilsétaient entrés pour nous demander des renseignements sur leur route.

Le plus jeune des deux aborda mon père, et commença l'entretien par ungrand fracas de mots qui étaient pour moi de l'hébreu; mais maintenantje me souviens que c'était une série de ces jurons qui sont communs dansla bouche d'un marin.

Et pourtant que des gens qui sont sans cesse exposés à comparaîtredevant le Tout-Puissant s'égarassent au point de l'insulter, cela futtoujours un mystère pour moi!

Mon père, d'un ton rude et sévère, l'invita à parler avec plus derespect des choses saintes.

Sur quoi les deux hommes lâchèrent la bride à leur langue, et traitèrentmon père de farceur prédicant, de Jacquot presbytérien à figure decafard.

Je ne sais ce qu'ils auraient dit encore, car mon père saisit le groscouteau dont il se servait pour lisser les cuirs, et s'élançant sur eux,il l'abattit sur le côté de la tête de l'un deux, avec une telle forceque sans la dureté de son chapeau, l'homme eût été hors d'état de lancerdésormais des jurons.

En tout cas, il tomba comme une bûche sur les pierres de la cour,pendant que son camarade dégainait vivement sa rapière et portait unebotte dangereuse.

Mais mon père, qui avait autant d'agilité que de vigueur, fit un bond decôté, et abattant sa massue sur le bras tendu de l'officier, il le brisacomme il aurait fait d'un tuyau de pipe.

Cette affaire ne fit pas peu de bruit, car elle survint à l'époque ouces archi-menteurs, Oates, Bedloe et Carstairs troublaient l'espritpublic par leurs histoires de complot, et où l'on s'attendait à voir desémeutes d'une façon où de l'autre éclater dans le pays.

Au bout de peu de jours, tout le Hampshire parlait du tanneur séditieuxde Havant qui avait cassé la tête et le bras à deux serviteurs de SaMajesté.

Toutefois une enquête démontra qu'il n'y avait rien dans l'affaire quiressemblait à de la déloyauté, et les officiers ayant reconnu qu'ilsavaient été les premiers à parler, les juges de paix se bornèrent àpunir mon père d'une amende et à lui faire prendre l'engagement derester désormais tranquille pendant une période de six mois.

Je vous conte ces faits pour que vous puissiez vous faire une idée de lapiété farouche et grave dont étaient animés non seulement votre ancêtre,mais encore la plupart des hommes qui avaient été formés dans lestroupes du Parlement.

Par bien des côtés, ils ressemblaient davantage à ces Sarrasinsfanatiques, qui croient à la conversion par le glaive, qu'aux disciplesd'une croyance chrétienne.

Mais ils ont ce grand mérite d'avoir mené pour la plupart une vie pureet recommandable, car ils pratiquaient avec rigueur les lois qu'ilsauraient volontiers imposées aux autres à la pointe de l'épée.

Sans doute, il y en eut dans ce grand nombre quelques-uns, pour qui lapiété n'était que le masque de l'ambition, et d'autres qui pratiquaienten secret ce qu'ils condamnaient en public, mais il n'est point decause, si bonne qu'elle soit, qui n'ait des parasites hypocrites decette sorte.

Ce qui prouve que la grande majorité de ces Saints, ainsi qu'ils sequalifiaient eux-mêmes, étaient des gens de vie régulière, craignantDieu, c'est ce fait qu'après le licenciement de l'armée républicaine,les vieux soldats s'empressèrent de se remettre au travail dans tout lepays, et qu'ils laissèrent leur empreinte partout où ils allèrent, grâceà leur industrie et à leur valeur.

Il existe en Angleterre plus d'une opulente maison de commerce, àl'heure actuelle, qui peut faire remonter son origine à l'économie et àla probité d'un simple piquier d'Ireton ou de Cromwell.

Mais pour mieux nous faire comprendre le caractère de votre arrièregrand-père, je vous conterai un incident qui montre combien étaientardentes et sincères les émotions auxquelles étaient dues les crisesviolentes que j'ai décrites.

À cette époque, j'avais environ douze ans.

Mes frères, Hosea et Ephraïm, en avaient respectivement neuf et sept; lapetite Ruth ne devait pas en avoir plus de quatre.

Le hasard avait amené chez nous un prédicateur ambulant desIndépendants, et ses enseignements religieux avaient rendu mon pèresombre et excitable.

Un soir, je m'étais couché comme d'habitude, et je dormais profondément,côte à côte avec mes deux frères, lorsque nous fûmes réveillés et nousreçûmes l'ordre de descendre.

Nous nous habillâmes à la hâte.

Nous suivîmes mon père dans la cuisine, où ma mère, pâle, effarée, étaitassise, tenant Ruth sur ses genoux.

—Réunissez-vous autour de moi, mes enfants, dit-il d'une voix profondeet solennelle, afin que nous puissions paraître tous ensemble devant leTrône. Le Royaume du Seigneur est proche; oh! tenez-vous prêts àl'accueillir. Cette nuit même, mes bien-aimés, vous Le verrez dans sasplendeur, avec les Anges et les Archanges dans leur puissance et leurgloire. À la troisième heure, il viendra, à cette troisième heure quis'approche de nous.

—Cher Joe, dit ma mère, d'un ton câlin, tu t'épouvantes toi-même et tuterrifies les enfants hors de propos. S'il est certain que le Fils del'Homme vient, qu'importe que nous soyons levés ou couchés?

—Silence, femme, répondit-il d'une voix sévère, n'a-t-il pas dit qu'ilviendrait dans la nuit comme un larron, et que c'est à nous d'être enattente. Joignez-vous donc à moi en de continuelles prières, pour quenous soyons là en costume de fiançailles. Rendons-lui grâce pour labonté qu'il nous a témoignée en nous avertissant par la voix de sonserviteur. Ô Dieu grand, jette un regard sur ce petit troupeau etconduis-le au bercail. Ne mêle pas le peu de grain au grand amas depaille. Ô père miséricordieux, vois avec clémence mon épouse, etpardonne-lui la faute de l'Érastianisme, vu qu'elle n'est qu'une femme,et peu en état de rompre les chaînes de l'Antéchrist dans lesquelleselle est née. Et ceux-ci, pareillement, mes jeunes enfants, Michée etHosea, et Ephraïm et Ruth, dont les noms mêmes sont ceux de tes fidèlesserviteurs d'autrefois. Oh! place-les cette nuit à ta droite.

C'est ainsi qu'il priait, dans un flot emporté de paroles ardentes outouchantes, qu'il se tordait prosterné sur le sol, en la véhémence deces supplications, pendant que nous, pauvres mignons tremblants, nousnous serrions contre les jupes de notre mère, et que nous regardionsavec épouvante sa figure bouleversée, à la faible lumière de la modestelampe à huile.

Soudain retentit la sonnerie de l'horloge toute neuve de l'église, pournous apprendre que l'heure était venue.

Mon père se releva brusquement, courut à la fenêtre, regarda au dehors,les yeux brillants de l'attente, vers les cieux étoilés.

Évoquait-il une vision à son cerveau excité, ou bien le flot dessensations qui l'assaillirent en voyant que son attente était vaine,était-il trop violent pour lui?

Il leva ses longs bras, jeta un cri rauque et tomba à la renverse,l'écume aux lèvres, les membres agités par des secousses.

Durant une heure et plus, ma pauvre mère et moi, nous fîmes tous nosefforts pour le calmer, pendant que les petit* pleurnichaient dans uncoin.

À la fin, il se redressa en chancelant, et de quelques mots brefsentrecoupés, il nous renvoya dans nos chambres.

Depuis cette époque, je ne l'ai jamais entendu faire allusion à cesujet, et il ne nous apprit à aucune époque pour quelle raison il avaitcru fermement que le second advent devait se produire cette nuit-là.

Mais j'ai été informé depuis que le prédicateur qui logeait chez nousétait un de ceux qu'on nommait alors les hommes de la CinquièmeMonarchie, et que cette secte était particulièrement sujette à répandredes avertissem*nts de cette sorte.

Je ne doute pas que des propos tenus par lui n'aient fait entrer cetteidée dans la tête de mon père et que son ardent naturel n'ait fait lereste.

Tel était donc votre arrière-grand-père, Joe Côte-de-fer.

J'ai jugé à propos de retracer ces traits à vos yeux, conformément auprincipe selon lequel les actes parlent plus haut que les mots.

J'estime que quand on décrit le caractère d'un homme, il vaut mieuxciter des exemples de ses façons d'agir que parler en termes vagues etgénéraux.

Si j'avais dit qu'il était farouche en sa religion, qu'il était sujet àd'étranges crises de piété, ce langage aurait pu ne faire sur vousqu'une faible impression, mais après que vous aurez entendu conter sonalgarade avec les officiers dans la cour de la tannerie, et l'ordrequ'il nous donna, au milieu de la nuit, d'attendre le second advent,vous êtes en état de juger par vous mêmes jusqu'à quelles extrémités sacroyance pouvait l'entraîner.

D'autre part, il s'entendait parfaitement aux affaires.

Il se montrait probe et même large dans ses relations.

Il avait le respect de tous et l'affection d'un petit nombre, car ilétait d'un naturel trop concentré pour faire naître beaucoupd'affection.

Pour nous il était un père plein de sévérité et de rigueur, et nouspunissait rudement de tout ce qu'il désapprouvait dans notre conduite.

Il avait une provision de proverbes de ce genre: «Rassasiez un enfant,et donnez à satiété à un jeune chien, et ni l'un ni l'autre ne feront uneffort» ou bien: «Les enfants sont des soucis certains et desconsolations incertaines» et il s'en servait pour modérer les impulsionsplus indulgentes de ma mère.

Il ne pouvait souffrir de nous voir jouer au tric-trac sur l'herbe, oudanser le samedi soir avec les autres enfants.

Quant à ma mère, excellente créature, c'était son influence calmante,pacifiante qui retenait mon père dans de certaines bornes et quiadoucissait sa sévère discipline.

Et vraiment il était rare qu'en ses moments les plus sombres, il ne fûtcalmé par le contact de cette main si douce, que son esprit ardent nefut apaisé par le son de cette voix.

Elle appartenait à une famille de gens de l'Église, et elle tenait à sareligion avec une force tranquille, à l'épreuve de tout ce qu'on pouvaittenter pour l'en détourner.

Je me figure qu'à une certaine époque son mari avait beaucoup raisonnéavec elle sur l'Arminianisme, sur le péché de simonie, mais qu'il avaitreconnu l'inutilité de ses exhortations, et laissé-là ces sujets,excepté en de très rares occasions.

Toutefois bien que fervente pour l'Épiscopat, elle était restéeprofondément Whig et ne permettait jamais que son loyalisme envers letrône obscurcît son jugement sur les actes du monarque qui l'occupait.

Il y a cinquante ans, les femmes étaient bonnes ménagères, et elle sedistinguait parmi les meilleures.

Quand on voyait ses manchotes immaculées, son tablier d'une blancheur deneige, on avait peine à croire qu'elle fût une rude travailleuse.

Seules la bonne tenue de la maison, la propreté des chambres exemptes detoute poussière, démontrait son activité.

Elle composait des remèdes, des eaux pour les yeux, des poudres etcompositions, du cordial et du persicot, ou du noyau de pêche, de l'eaude fleur d'oranger, de l'eau de vie de cerise, chaque chose en sontemps, et le tout dans la perfection.

Elle s'entendait également en herbes et en simples.

Les villageois et les travailleurs des champs aimaient mieux laconsulter sur leurs indispositions que d'aller trouver le docteurJackson, de Purbrook, qui ne prenait jamais moins d'une couronned'argent pour composer un remède.

Dans tout le pays, il n'y avait pas de femme qui fût l'objet d'unrespect, d'une estime mieux mérités, de la part de ses supérieurs et deses inférieurs.

Tels étaient mes parents, d'après les souvenirs de mon enfance.

Quand à moi, je laisserai mon récit expliquer le développement de moncaractère.

Mes frères et ma sœur étaient tous de solides bambins campagnards, auxfigures brunies, sans autre particularité bien marquée qu'un penchant àjouer de mauvais tours, modéré par la crainte de leur père.

Eux et notre servante Marthe composèrent toute notre maisonnée pendantces années de jeunesse première où l'âme flexible de l'enfant s'affermitpour former le caractère de l'homme fait.

Quelle influence ces choses exercèrent-elles sur moi, c'est ce que jedirai dans une séance future, et si je vous ennuie en vous lesrapportant, il vous faudra songer que je raconte ces choses pour votreprofit plutôt que pour votre amusem*nt et qu'il peut vous être utile,dans votre voyage à travers la vie, de savoir comment un autre y acherché son chemin avant vous.

II-Je suis envoyé à l'école. Je la quitte.

D'après les influences domestiques que j'ai décrites, on n'aura pas depeine à croire que mon jeune esprit se préoccupait beaucoup des chosesde la religion, d'autant plus que mon père et ma mère avaient à ce sujetdes vues différentes.

Le vieux soldat puritain était convaincu que la Bible seule contenaittout ce qui est nécessaire pour le salut, et que s'il est avantageux queles hommes doués de sagesse ou d'éloquence développent les Écritures àleurs frères, il n'est pas du tout nécessaire, il est même plutôtnuisible qu'il existe un corps organisé de ministres ou d'évêques,prétendant à des prérogatives spéciales, ou s'arrogeant le rôle demédiateurs entre la créature et le créateur.

Il professait le plus amer mépris à l'égard des opulents dignitaires del'Église, qui se rendaient en carrosse à leurs cathédrales pour yprêcher les doctrines de leur Maître, alors que celui-ci usait sessandales à parcourir pédestrement les campagnes.

Il n'était pas plus indulgent envers ces membres pauvres du clergé quifermaient les yeux sur les vices de leurs protecteurs, afin de s'assurerune place à la table de ceux-ci, et qui restaient tout une soirée àentendre des propos scandaleux plutôt que de dire adieu aux tartes, aufromage et au flacon de vin.

L'idée que de tels hommes représentassent la religion faisait horreur àson esprit, et il n'accordait pas même son adhésion à cette forme degouvernement ecclésiastique chère aux Presbytériens, et dans laquelleune assemblée générale des ministres dirige les affaires de leur Église.

Selon son opinion, tous les hommes étaient égaux aux yeux duTout-Puissant, et aucun d'eux n'avait le droit de réclamer une placeplus élevée que son voisin dans les questions de religion.

Le Livre avait été écrit pour tous.

Tous étaient également capables de le lire, pourvu que leur esprit fûtéclairé par le Saint-Esprit.

D'un autre côté, ma mère soutenait que l'essence même de toute Égliseétait la possession d'une hiérarchie, avec une échelle graduéed'autorités en elle-même, le Roi au sommet, les archevêques au-dessousde lui, et ayant autorité sur les Évêques, et ainsi de suite on passantpar les ministres pour aboutir aux simples ouailles.

Telle était d'après elle, l'Église dès sa première institution, etaucune religion dépourvue de ces caractères ne saurait prétendre qu'elleest la vraie. À ses yeux le rituel avait une importance égale à celle dela morale.

S'il était permis au premier commerçant, au premier fermier venu,d'inventer des prières, de modifier le service au gré de sa fantaisie,il serait impossible de conserver la doctrine chrétienne dans sa pureté.

Elle admettait que la Religion est fondée sur la Bible, mais la Bibleest un livre qui renferme bien de l'obscurité, et à moins que cetteobscurité ne soit dissipée par un serviteur de Dieu élu et consacréselon les règles, par un homme qui descend en droite ligne desdisciples, toute la sagesse humaine est insuffisante pour l'interpréterdroitement.

Ma mère occupait cette position.

Ni discussions ni prières n'étaient capables de l'en déloger.

La seule question de croyance sur laquelle mes deux parents étaientd'accord et avaient la même ardeur, c'était leur commune aversion etleur défiance à l'égard des cérémonies du culte de l'Église Romaine, etsur ce point la femme, disciple fidèle de l'Église, n'était pas moinsdécidée que le fanatique Indépendant.

En ces temps de tolérance, il peut vous paraître étrange que lesadhérents de cette vénérable croyance aient été en butte à tant demalveillance de la part de plusieurs générations successives d'Anglais.

Nous reconnaissons aujourd'hui qu'il n'y a pas de citoyens plus utilesou plus loyaux que nos frères catholiques, et Mr Alexandre Pope, ou toutautre Papiste d'importance n'est pas tenu en plus mince estime à raisonde sa religion que ne le fut William Penn pour son quakerisme, sous lerègne de Jacques.

Nous avons grand-peine à croire que des gentilshommes, comme LordStafford, des ecclésiastiques comme l'archevêque Plunkett, des membresdes Communes comme Langhorne et Pickering aient été traînés à la mortsur le témoignage des gens les plus vils, sans qu'une voix se soitélevée en leur faveur, ou à comprendre comment on a pu regarder comme unacte de patriotisme, pour un Anglais, de porter sous son manteau unfouet garni de plomb, pour menacer ses paisibles voisins, qui n'étaientpas de son opinion en matière de doctrine.

Ce fut une longue folie qui heureusem*nt a disparu de nos jours, ou quidu moins se manifeste plus rarement et sous une forme plus bénigne.

Si sot que cela parût, cela s'expliquait par des raisons de quelquepoids.

Vous avez sans doute lu qu'un siècle avant ma naissance le grand royaumed'Espagne se développa et prospéra.

Ses navires couvraient toutes les mers.

Ses troupes remportaient la victoire partout où-elles se montraient.

Cette nation était à la tête de l'Europe dans les lettres, dansl'érudition, dans tous les arts de la guerre et de la paix.

Vous avez aussi entendu parler des dispositions hostiles qui existaiententre cette grande nation et nous-mêmes, et conter comment nos coureursd'aventures harassaient ses possessions d'au-delà de l'Atlantique, etcomment elle exerçait des représailles en faisant brûler par sadiabolique Inquisition tous ceux de nos marins qu'elle pouvait prendre,en menaçant nos côtes tant de Cadix que de ses provinces des Pays-Bas.

La querelle s'échauffa tellement que les autres nations se tinrent àl'écart, ainsi que j'ai vu les gens faire de la place pour les tireursd'épée à Hockley-dans-le-Trou, si bien que le géant espagnol et larobuste petite Angleterre se trouvèrent face à face pour vider leurquerelle.

Pendant tout ce temps, ce fut en champion du Pape et en vengeur desinjures de l'Église Romaine que se posa le roi Philippe.

Il est vrai que Lord Howard et bien d'autres gentilshommes de l'anciennereligion se battirent bravement contre les Castillans, mais il étaitimpossible au peuple d'oublier que la Réforme avait été le drapeau souslequel il avait triomphé, et que le Pape avait donné sa bénédiction ànos ennemis.

Puis, ce fut la tentative cruelle et insensée que fit Marie pour imposerune croyance qui n'avait plus nos sympathies, et aussitôt après elle,une autre grande Puissance catholique du continent menaça nos libertés.

La force croissante de la France provoqua en Angleterre une hostilitéproportionnelle au Papisme, hostilité qui atteignit son plus haut degré,lorsque vers l'époque de mon récit, Louis XIV nous menaça d'uneinvasion, et cela au moment même ou la Révocation de l'Édit de Nantesmettait en lumière son esprit d'intolérance à l'égard de la doctrine quinous était chère.

L'étroit Protestantisme de l'Angleterre était moins un sentimentreligieux qu'une réponse patriotique à la bigoterie agressive de sesennemis.

Nos compatriotes catholiques étaient impopulaires, non pas tant parcequ'ils croyaient à la Transsubstantiation qu'à raison de ce qu'ilsétaient injustement soupçonnés de pactiser avec l'Empereur ou avec leRoi de France.

Maintenant que nos victoires ont fait disparaître toute crainte d'uneattaque, nous avons heureusem*nt renoncé à cette âpre haine religieusesans laquelle les mensonges d'Oates et de Dangerfield auraient étévains.

Au temps de ma jeunesse, des causes particulières avaient enflammé cettehostilité et l'avaient rendue d'autant plus âcre qu'il s'y mêlait ungrain d'effroi.

Aussi longtemps que les catholiques furent à l'état d'obscure faction,on put les négliger mais vers la fin du règne de Charles II, lorsqu'ilparut absolument certain qu'une dynastie catholique allait monter sur letrône, que le catholicisme serait la religion de la Cour et l'échellepour monter aux dignités, on sentit que le jour approchait où iltirerait vengeance de ceux qui l'avaient foulé aux pieds dans le tempsoù il était sans défense.

L'Église d'Angleterre qui a besoin du Roi comme l'arc de sa clef; lanoblesse dont les domaines et les coffres s'étaient enrichis du pillagedes abbayes; la populace chez qui les notions au sujet du papismeétaient associées à celles d'instruments de torture, du martyrologe deFox, ne fut pas moins troublées.

Et l'avenir n'avait rien de rassurant pour notre cause.

Charles était un protestant des plus tièdes, et même, au lit de mort, ilprouva qu'il n'était pas protestant du tout.

Il n'y avait plus aucune probabilité pour qu'il eût une descendancelégitime.

Le duc d'York, son frère cadet, était donc l'héritier du trône.

On le savait Papiste austère et borné.

Son épouse, Marie de Modène, était aussi bigote que lui.

S'ils avaient des enfants, il était hors de doute qu'ils seraient élevésdans la religion de leurs parents, et qu'une lignée de rois catholiquesoccuperait le trône d'Angleterre.

Et c'était une perspective intolérable tant pour l'Église, telle que lareprésentait ma mère, que pour les non-conformistes, personnifiés parmon père.

Je vous ai raconté toute cette histoire ancienne parce que vous vousapercevrez, à mesure que j'avance dans mon récit, que cet état de chosesfinit par causer dans toute la nation un bouillonnement, unefermentation telle que moi-même, un simple jeune campagnard, je fusentraîné par le tourbillon, et que pendant toute ma vie j'en ressentisl'influence.

Si je ne vous indiquais pas avec clarté la suite des événements, vousauriez grand-peine à comprendre les influences qui produisirent un teleffet sur ma carrière entière.

En attendant je tiens à vous rappeler que quand le roi Jacques monta surle trône, ce fut au milieu du silence boudeur d'un grand nombre de sessujets, et que mon père et ma mère étaient au même degré de ceux quisouhaitaient avec ardeur une succession protestante.

Ainsi que je l'ai déjà dit, mon enfance fut triste.

De temps à autre, quand il y avait par hasard une foire à PortsdownHell, ou quand passait un montreur de curiosités avec son théâtreportatif, ma bonne mère prélevait sur l'argent du ménage un ou deuxpence qu'elle me glissait dans la main, et mettant le doigt sur seslèvres pour m'avertir d'être discret, elle m'envoyait voir le spectacle.

Mais ces distractions étaient des plus rares.

Elles laissaient dans mon esprit des traces si profondes que quand j'eusatteint ma seizième année, j'aurais pu compter sur mes doigts tout ceque j'avais vu.

C'était William Harker, l'homme fort, qui soulevait la jument rouanne dufermier Alcott.

C'était Tobie Lawson, le nain, capable d'entrer tout entier dans unejarre à conserves.

Je me rappelle fort bien ces deux-là à cause de l'admiration qu'ilsfirent naître dans ma jeune âme.

Puis, c'était la pièce jouée par des marionnettes, l'Île Enchantée avecMynheer Munster, des Pays-Bas, qui pirouettait sur la corde raide touten jouant mélodieusem*nt de la virginale.

En dernier lieu, mais au premier rang dans mon estime, venait la grandereprésentation à la foire de Portsdown, intitulé: «La véridique etantique histoire de Mandlin, fille du Marchand de Bristol, et de sonamant Antonio, comment ils furent jeté sur les côtes de Barbarie, oùl'on voit les Sirènes flottant sur la mer, chantant dans les rochers, etleur prédisant les dangers

Cette petite pièce me causa un plaisir infiniment plus vif que je n'enéprouvai bien des années après, en assistant aux pièces les pluscélèbres de Mr Congrève et de Mr Dryden, bien qu'elles fussent jouéespar Kynaston, Betterton et toute la Compagnie du Roi.

Je me souviens qu'une fois, à Chichester, je payai un penny pour voir lesoulier gauche de Madame Putiphar, mais il ressemblait à n'importe quelvieux soulier, et était d'une pointure telle qu'il eût chaussé la femmedu montreur.

Plus d'une fois j'ai regretté que mon penny ne fut tombé entre les mainsdes coquines.

Il y avait toutefois d'autres spectacles dont la vue ne me coûtait rien,et qui cependant étaient plus réels, et plus intéressants sous tous lesrapports que ceux qu'il fallait payer.

De temps à autre, un jour de congé, j'avais la permission de descendre àPortsdown.

Une fois même, mon père m'y mena à califourchon devant lui sur soncheval.

J'y errai avec lui par les rues, le regard émerveillé, admirant leschoses singulières qui m'entouraient.

Les murailles et les fossés, les portes et les sentinelles, la longueGrande Rue avec les grands édifices du gouvernement, le bruit incessantdes tambours, le son aigu des trompettes, tout cela faisait battre plusvite mon petit cœur sous ma jaquette de layette.

Il y avait à Portsdown la maison où, trente ans auparavant,l'orgueilleux duc de Buckingham avait été frappé par le poignard del'assassin.

Il y avait aussi l'habitation du gouverneur, et je me rappelle quependant que je regardais, il y arrivait à cheval, la figure rouge etcolérique, avec un nez tel qu'il sied à un gouverneur, sa poitrine toutechamarrée d'or.

—Ne voilà-t-il pas un bel homme? dis-je, en levant les yeux vers monpère.

Il rit et enfonça son chapeau sur ses yeux.

—C'est la première fois, dit-il, que j'ai vu en face Sir Ralph Lingard,mais j'ai vu son dos à la bataille de Preston. Ah! mon garçon, avec sonair fier, s'il voyait seulement le vieux Noll entrer par la porte, il necroirait pas au-dessous de lui de sortir par la fenêtre.

Le résonnement de l'acier, la vue d'un justaucorps de buffle nemanquaient jamais d'éveiller dans le cœur de mon père l'amertume desTêtes-Rondes.

Mais il y avait d'autres choses à voir à Portsmouth que les habitsrouges et leur gouverneur.

C'était le second port du royaume, après Chatham, et il y avait toujoursun nouveau navire de guerre tout prêt sur les étais.

Il s'y trouvait alors une escadre de la marine royale.

Parfois la flotte entière était réunie à Spithead.

Alors les rues étaient pleines de matelots, dont les figures étaientaussi brunes que l'acajou, avec des queues de cheveux aussi raides,aussi dures que leurs coutelas.

Les voir déambuler d'un pas balançant, écouter leur langage étrange etpiquant, leurs récits sur les guerres de Hollande, était pour moi unrégal des plus fins, et plus d'une fois, quand j'étais seul, je me suisattaché à un de leurs groupes, et j'ai passé la journée à aller detaverne en taverne.

Toutefois il arriva une fois que l'un d'eux me pressa de partager sonverre de vin des Canaries, et ensuite par simple malice, me persuadad'en avaler un second.

Il en résulta que je revins à la maison, hors d'état de parler, dans lacharrette du voiturier, et que depuis lors il ne me fut plus permisd'aller seul à Portsdown.

Mon père fut moins scandalisé de cet incident que je ne m'y étaisattendu, et il rappela à ma mère que Noé s'était laissé surprendre d'unefaçon analogue.

Il conta aussi qu'un certain chapelain d'armée, nommé Quant, du régimentde Desborough, ayant vidé plusieurs bouteilles de bière de Mumm, aprèsune journée chaude et sèche, s'était mis à chanter certaines chansonspeu édifiantes, et à danser d'une façon qui ne convenait point à saprofession sacrée.

Il expliqua dans la suite que des égarements de ce genre ne devaientpoint être regardés comme des fautes individuelles, mais plutôt commedes obsessions proprement dites de l'Esprit mauvais, qui s'ingéniaitainsi à donner du scandale aux fidèles, et choisissait pour cela leshommes les plus saints.

Cette manière ingénieuse d'excuser le chapelain d'armée mit mon dos ensûreté, car mon père, qui approuvait l'axiome de Salomon, exerçait unegrosse verge de bouleau et un bras vigoureux sur tout ce qui luiparaissait s'écarter de la bonne voie.

Depuis l'époque où j'appris mes lettres dans le syllabaire sur lesgenoux de ma mère, je fus toujours avide d'accroître mes connaissances.

Jamais il ne passait à ma portée quelque chose d'imprimé sans que j'enfisse mon profit, avec empressem*nt.

Mon père poussait la haine sectaire de l'instruction à un point telqu'il ne supportait pas chez lui la présence de livres non religieux.

Dès lors, je ne pouvais m'approvisionner qu'auprès d'un ou deux de mesamis du village, qui me prêtaient un volume après l'autre de leurspetites bibliothèques.

Je les emportais sous ma chemise et ne les en tirais que quand j'avaisréussi à m'esquiver dans la campagne, pour m'y cacher dans les hautesherbes, ou la nuit quand brûlait encore la mèche de roseau, et que lerondement de mon père m'avertissait que je ne courais pas le risqued'être surpris par lui.

Ce fut ainsi que j'approfondis «Don Bellianis de Grèce» et «Les SeptChampions» puis les «Jeux d'esprit» de Tarleton, et autres livres decette espèce, jusqu'à ce que je fusse en état de goûter la poésie deWaller et de Herrick, ou les pièces de Massinger et de Shakespeare.

Quelles étaient douces, les heures, où il m'était permis de laisser làtoutes les questions de libre-arbitre et de prédestination, de resterétendu, les talons en l'air parmi le trèfle odorant, à écouter le vieuxChaucer qui me narrait la charmante histoire de la résignée Grisel, àpleurer sur la chaste Desdémone, à gémir sur la fin prématurée de sonvaillant époux.

Certaines fois, je me levais, l'esprit plein de cette noble poésie.

Je promenais mes regards sur la pente fleurie de la campagne, quebornaient le miroitement de la mer et le contour pourpre de l'Île deWight.

Alors se révélait en moi l'idée que l'Être Créateur de toutes ceschoses, l'Être qui avait donné à l'homme la faculté d'exprimer cesbelles pensées, n'était point la propriété de telle ou telle secte,qu'il était le père de tous les petit* enfants qu'il avait envoyésprendre leurs ébats sur ce beau terrain de jeux.

J'éprouvais de la peine, et j'en éprouve encore en songeant qu'un hommeaussi sincère, d'un caractère aussi élevé que votre arrière-grand-père,fût enchaîné ainsi par des dogmes de fer.

Pouvait-il croire ainsi que le Créateur était chiche de sa miséricordeau point de la refuser aux quatre-vingt-dix-neuf centièmes de sesenfants?

Après tout, on est ce que vous a fait l'éducation, et si mon père avaitune cervelle étroite sur ses larges épaules, il faut du moins lui rendrecette justice de reconnaître qu'il était prêt à tout faire, à toutsouffrir pour ce qu'il croyait être la vérité.

Mes chers enfants, si vous avez plus de lumières, faites en sortequ'elles vous amarrent à vivre conformément à ces lumières.

Lorsque j'atteignis quatorze ans, et que je fus devenu un garçon auxcheveux d'un blond filasse, à la figure brunie, je fus expédié dans unepetite école privée, à Petersfield.

J'y passai un an, pendant lequel je retournais à la maison le derniersamedi de chaque mois.

Je n'emportais qu'un maigre assortiment de livres scolaires, outre laGrammaire Latine de Lilly et le Tableau de toutes les Religions del'Univers depuis la Création jusqu'à nos jours de Rosse.

Ce fut ma mère qui me glissa cet ouvrage comme présent d'adieu.

Avec ce mince bagage littéraire, j'aurais peut-être été fort en peine,mais heureusem*nt mon maître, Mr Thomas Chillingworth possédait unebonne bibliothèque, et se faisait un plaisir de prêter ses livres à ceuxde ses élèves qui manifestaient le désir de s'instruire par eux-mêmes.

Grâce à ce bon vieillard, j'acquis non seulement quelques notions delatin et de grec, mais je trouvai le moyen de lire un grand nombred'écrivains classiques dans de bonnes traductions anglaises, et deconnaître l'histoire de mon pays et des autres.

Je me développais rapidement l'esprit et le corps, quand ma carrière futbrusquement interrompue par un événement qui ne fut ni plus ni moins quemon expulsion sommaire et ignominieuse.

Il faut que je vous apprenne comment survint cette interruptioninattendue de mes études.

Petersfield avait toujours été une forte citadelle de l'Église, car ileût été malaisé de trouver un Non-Conformiste dans ses limites.

Cela venait de ce que la plupart des maisons habitées étaient lapropriété de partisans zélés de l'Église et qu'ils ne permettaient àpersonne de s'y établir, si l'on n'était pas un fidèle de l'ÉgliseÉtablie.

Le curé, nommé Pinfold, devait à cet état de choses une grande autoritédans la ville.

C'était un homme à la figure fibre, au teint enflammé, aux manièrespompeuses, et qui inspirait une certaine terreur aux paisibleshabitants.

Je le revois encore, avec son nez crochu, son gilet coupé en rond, sesjambes cagneuses, qui semblaient, avoir fléchi sous le poids del'érudition qu'elles étaient condamnées à porter.

Il marchait lentement, la main droite tendue avec raideur, et faisantsonner sur le pavé le bout ferré de sa canne.

Il avait l'habitude de s'arrêter chaque fois qu'il rencontraitquelqu'un, et d'attendre pour voir si on lui ferait le salut auquel ilcroyait avoir droit, de par sa dignité.

Et cette politesse, il ne se figurait pas qu'il dût la rendre, exceptéquand il avait affaire à quelque riche paroissien. Si par hasard onvenait à l'omettre, il courait après le coupable, agitait sa canne à lafigure de celui-ci et exigeait avec insistance qu'on se découvrît.

Nous autres, les marmots, quand nous le rencontrions dans nospromenades, nous passions près de lui au pas de course, comme une bandede poussins à côté d'un vénérable dindon.

Notre digne maître lui-même semblait disposé à s'esquiver par une rue detraverse dès que la majestueuse carrure du curé s'apercevait tanguant denotre côté.

Cet orgueilleux ecclésiastique se piquait de connaître l'histoire detous les gens de la paroisse.

Ayant appris que j'étais le fils d'un indépendant, il réprimandasévèrement Mr Chillingworth pour avoir manqué de tact en me recevantdans son école.

Et, en effet, il en fallut rien moins que la bonne réputationd'orthodoxie de ma mère pour qu'il consentît à ne pas exiger mon renvoi.

À l'autre bout du village, il y avait une grande école de jour.

Il existait une inimitié perpétuelle entre les écoliers qui lafréquentaient et ceux que dirigeait notre maître.

Personne n'eût pu dire comment la guerre éclata, mais pendant bien desannées on se chercha querelle mutuellement, et cela finissait par desescarmouches, des algarades, des embuscades, et une bataille rangée detemps en temps.

On se faisait peu de mal dans ces rencontres, car les armes consistaientl'hiver, en boules de neiges, l'été en pommes de pin ou mottes de terre.

Alors même qu'on s'abordait de plus près, qu'on en venait aux coups depoing, les pires effets se bornaient à quelques contusions, quelquesgouttes de sang.

Nos adversaires avaient sur nous la supériorité du nombre, mais nousavions l'avantage d'être toujours groupés, d'avoir un asile sûr pourbattre en retraite.

Eux, au contraire, habitaient des maisons éparpillées par toute laparoisse et il leur manquait un centre de ralliement.

Un ruisseau, que traversaient deux ponts, passait par le milieu de laville, et servait de frontière entre notre territoire et celui de nosennemis.

L'enfant, qui franchissait un des ponts, se trouvait en pays hostile.

Le hasard fit que dans la première bataille qui suivit mon arrivée àl'école, je me distinguai en attaquant séparément le plus redoutable denos adversaires, et le frappant avec tant de force qu'il tomba sanspouvoir se relever, et fut emporté comme prisonnier par notre troupe.

Cette prouesse établit ma réputation de guerrier, si bien que j'en vinsà jouer le rôle de chef de notre armée, et à être un objet d'envie pourdes garçons plus grands que moi.

Cette promotion chatouilla si bien mon amour propre, que je me mis entête de prouver que je la méritais, en inventant des moyens nouveaux etingénieux pour battre nos adversaires.

Un soir d'hiver, nous apprîmes que nos rivaux se préparaient à nousattaquer à la faveur de la nuit, et qu'ils comptaient arriver par lepont de planches qui servait rarement, de façon à n'être pas remarquésde nous.

Ce pont se trouvait presque hors de la ville.

Il consistait simplement en une grosse poutre, sans parapet ni appuiquelconque, placée là pour la commodité du secrétaire de la ville, quidemeurait jute en face.

Nous décidâmes qu'on se mettrait en embuscade derrière les broussailles,de notre côté, et qu'on attaquerait à l'improviste les envahisseurs aupassage.

Mais au moment de partir, je m'avisai d'un ingénieux stratagème qui sepratiquait dans les guerres d'Allemagne, ainsi que je l'avais lu.

Je l'expliquai à mes camarades enchantés.

Nous prîmes la scie de Mr Chillingworth, et nous partîmes pour lethéâtre des opérations.

Lorsqu'on arriva au pont, tout était tranquille et silencieux.

Il faisait très noir et très froid, car Noël approchait.

Aucun indice ne décelait nos adversaires.

On échangea quelques mots à voix basse, pour se demander qui ferait cecoup hardi, et comme j'avais trop d'orgueil pour proposer une chose queje n'oserais pas exécuter, je pris la scie.

Je m'assis, jambe de çà jambe de là, sur la planche et l'attaquai à soncentre même.

Je me proposais d'en diminuer la résistance au point qu'elle pût encoreporter le poids d'un corps, mais qu'elle se rompit au moment ou le grosde la troupe ennemie s'y engagerait de façon à les précipiter dans l'eauglacée du ruisseau.

L'eau avait au plus deux pieds de profondeur, de sorte qu'ils enseraient quittes pour la peur et un plongeon.

La fraîcheur de cet accueil les détournerait pour toujours de nousenvahir et établirait ma réputation de chef audacieux.

Ruben Lockarby, mon lieutenant, fils du père John Lockarby, qui tenaitla Gerbe de blé, rangea nos forces derrière la haie pendant que jemanœuvrais la scie avec vigueur et que je coupais presque entièrementla planche.

Je n'éprouvais aucun remords en détruisant le pont, car je m'entendaisassez en charpente pour savoir qu'un charpentier adroit le rétabliraiten une heure de travail de telle sorte qu'il fût plus solide que jamais,en dressant un étai sous l'endroit où je l'avais scié.

Lorsqu'enfin la courbure de la planche m'avertit que j'étais allé assezloin, et que la moindre tension la romprait d'un seul coup, je m'enallai en rampant, je pris mon poste parmi mes condisciples, etj'attendis l'arrivée de l'ennemi.

À peine m'étais-je caché que j'entendis les pas de quelqu'un sur lesentier qui aboutissait au pont.

On se courba derrière le rideau de la haie.

Nous étions convaincus que ce bruit venait d'un éclaireur que nosadversaires avaient dépêché en avant.

C'était évidemment un gros gaillard, car son pas était pesant et lent,et il s'y mêlait un tintement métallique auquel nous ne comprenionsrien.

Le bruit se rapprocha et nous finîmes par apercevoir une vaguesilhouette sortir de l'obscurité sur l'autre bord.

Elle s'arrêta un instant pour épier aux alentours.

Puis elle se dirigea vers le pont.

Ce fut seulement quand le personnage mit le pied sur le pont, ets'avança avec précaution pour le traverser, que nous distinguâmes descontours qui nous étaient familiers.

Alors nous comprimes la terrible vérité.

L'individu que nous avions pris pour l'avant-garde ennemie n'était rienmoins que le curé Pinfold, et c'était la chute rythmée du bout de sacanne que nous avions entendu entre chacun de ses pas.

Paralysé par cette vue, nous restâmes là sans pouvoir l'avertir.

Nous n'étions plus qu'une rangée de prunelles immobiles.

L'orgueilleux ecclésiastique fit un premier pas, un second, untroisième.

Alors on entendit un craquement sonore, et il disparut au milieu d'unvaste éclaboussem*nt dans le ruisseau au cours rapide.

Il avait dû choir sur le dos, car nous distinguions au-dessus de lasurface la courbe de son ventre majestueux, pendant qu'il se démenaitdésespérément pour se remettre sur ses pieds. Il parvint enfin à seredresser, et grimpa sur le bord pour se secouer tout en lâchant unebordée d'exclamations pieuses et de jurons profanes qui nous fit éclaterde rire malgré notre frayeur.

Nous partîmes sous ses pieds comme une couvée de perdreaux.

Nous gagnâmes au large dans la campagne et rentrâmes dans l'école. Commevous le pensez bien, nous ne dîmes rien de ce qui s'était passé à notrebon maître.

Mais l'affaire était trop sérieuse pour qu'il fût possible del'étouffer.

Le brusque refroidissem*nt fit tourner en quelque sorte la bouteille devin du Rhin que le curé venait de boire avec le secrétaire de la ville,et il eut une attaque de goutte qui le mit sur le dos pendant unequinzaine de jours.

Pendant ce temps-là, un examen du pont fit reconnaître qu'il avait étéscié et une enquête amena à découvrir le rôle en cette histoire despensionnaires de Mr Chillingworth.

Pour éviter à l'école une expulsion en masse de la ville, je me vis dansla nécessité de me reconnaître à la fois l'inventeur et l'instrument del'exploit.

Chillingworth était entièrement à la discrétion du curé.

Il fut donc forcé de m'adresser en public une longue homélie—qu'ilcompensa par des paroles bienveillantes quand il me dit adieu enparticulier—et il dut me renvoyer solennellement de l'école.

Jamais je n'ai revu mon vieux maître, car il mourut peu d'années après,mais j'ai appris que son second fils William dirige encore l'école quiest plus florissante que jamais.

Son fils aîné se fit Quaker et partit pour la colonie de Penn, où,parait-il, il fut massacré par les sauvages.

Cette aventure fit grand-peine à ma mère, mais elle fut très bien vue demon père.

Il en rit au point qu'on entendit dans tout le village les éclats de sagaieté de Stentor.

Elle lui rappelait, disait-il, un stratagème analogue, qu'avait employéà Market-Drayton ce pieux serviteur de Dieu, le colonel Pride, et quieut pour résultat la noyade d'un capitaine et de trois soldats durégiment de cavalerie de Lunsford, à la grande gloire de la véritableÉglise, et pour la satisfaction du peuple élu.

Même parmi les partisans de l'Église, plus d'un se réjouit en secret dela mésaventure du curé que ses prétentions et son orgueil avaient renduodieux dans tout le pays.

En ce temps-là, j'étais devenu un garçon solide, aux larges épaules.

Chaque mois ajoutait à ma force et à ma taille.

À l'âge de seize ans, j'étais capable de porter un sac de farine ou unbaril de bière aussi loin qu'aucun homme du village, et de lancer ledisque de pierre de quinze livres à la distance de trente-six pieds,c'est-à-dire quatre pieds de plus que Ted Dawson, le forgeron.

Un jour, mon père ne venant pas à bout de porter hors de la cour unballot de peaux, je l'enlevai d'un coup et le transportai sur mesépaules.

Le vieillard me regardait souvent d'un air grave par-dessous sessourcils épais et saillants, et hochait sa tête grisonnante, quand ilétait assis dans son fauteuil, à fumer sa pipe.

—Vous devenez trop gros pour votre nid, mon garçon, me disait-ilparfois. Je me demande si un de ses jours les ailes ne vont pas vouspousser et vous emporter loin d'ici.

Au fond du cœur, je soupirais après cette occasion, car je m'ennuyaisde la vie paisible du village.

J'avais grande envie de voir ce vaste univers au sujet duquel j'avaisentendu dire et lu tant de choses.

Je ne pouvais porter mes regards du côté du sud sans éprouver uneagitation intérieure, à la vue de ces sombres vagues, dont les crêtesblanches avaient l'air d'un signal toujours présent pour faire invite àun jeune Anglais et le lancer à la poursuite de quelque but inconnu,mais glorieux.

III-Sur deux amis de ma jeunesse.

Je crains, mes enfants, que vous ne trouviez le prologue trop long pourla pièce; mais il faut poser les fondations, avant d'élever l'édifice,et un récit de cette sorte serait bien piteux, bien stérile, si vous nesaviez rien des gens qui y figurent.

Ainsi donc, patientez, pendant que je vous parlerai de mes vieux amis dejeunesse, dont quelques-uns se retrouveront dans mon histoire, dont lesautres restèrent au village natal, en exerçant toutefois sur moncaractère, dès cette époque, une influence dont les traces pourraientencore se retrouver.

Au premier rang parmi les meilleurs de ceux que j'ai connus, étaitZacharie Palmer, le charpentier du village, dont le corps vieilli etdéformé par le travail cachait l'âme la plus simple et la plus pure quifût.

Mais sa simplicité n'était pas le moins du monde le résultat del'ignorance, car il y avait peu de systèmes qu'il n'eût étudiés etpesés, depuis les leçons de Platon jusqu'à celles de Hobbes.

À l'époque de mon enfance, les livres étaient bien plus rares que de nosjours, les charpentiers étaient moins bien payés, mais le vieux Palmern'avait ni femme ni enfant.

Il dépensait peu pour sa nourriture ou son entretien.

Ce fut ainsi qu'il arriva à avoir sur l'étagère, au-dessus de son lit,une collection de livres plus choisis—car ils étaient peu nombreux—queceux du squire ou du curé.

Et ces livres, il les avait lus si bien qu'il était non seulement enétat de les comprendre, mais encore de les expliquer aux autres.

Ce vénérable philosophe villageois à la barbe blanche, s'asseyaitsouvent par les soirs d'été devant la porte de sa chaumière, et n'étaitjamais plus content que quand quelques jeunes gens désertaient le jeu deboules ou des anneaux pour venir s'asseoir sur l'herbe, à ses pieds, etlui faire des questions sur les grands hommes d'autrefois, leurs paroleset leurs actions.

Mais parmi les jeunes gens, moi et Ruben Lockarby, le fils del'aubergiste, nous étions ceux qu'il préférait, car nous étions lespremiers à venir écouter les propos du vieillard et les derniers à lequitter.

Jamais père n'eut pour ses enfants plus d'affection qu'il ne nous entémoignait.

Il n'épargnait aucune peine pour pénétrer jusqu'à nos intelligencesprimitives et porter la lumière dans ce qui nous embarrassait ou noustroublait.

Ainsi que tous les êtres qui grandissent, nous donnâmes de la têtecontre le problème de l'univers.

Nous avions épié, guetté de nos regards d'enfants dans ces abîmesinfinis où les yeux les plus clairvoyants de la race humaine n'avaientpas vu de fond.

Et pourtant quand nous regardions ce qui nous entourait dans le monde denotre village, devant l'amertume et l'aigreur dont étaient pénétréestoutes les sectes, nous ne pouvions manquer de nous dire qu'un arbre quiportait de tels fruits devait avoir quelque tare.

C'était une des pensées que nous n'énoncions point à nos parents, maisque nous soumettions au vieux Zacharie.

Il avait à dire sur ce point bien des choses pour nous encourager etnous réconforter.

—Les querelles, ces chamailleries, disait-il, ne sont quesuperficielles. Elles ont une source dans l'infinie variété de l'esprithumain, toujours enclin à modifier une doctrine pour l'adapter à seshabitudes de pensée. Ce qui importe, c'est le noyau poli qui se trouveau fond de toute croyance chrétienne. Si vous pouviez revivre parmi lesRomains ou les Grecs, avant l'époque où fut prêchée, cette nouvelledoctrine, vous reconnaîtriez alors le changement qu'elle a accompli dansle monde. Qu'on donne tel ou tel sens à un texte, cela ne signifie rien.Ce qui est d'une importance capitale, c'est que tout homme ait unebonne, une solide raison pour mener une vie simple et pure. C'est là ceque nous a donné la foi chrétienne.

«Je ne voudrais pas vous voir vertueux par crainte, dit-il une autrefois. L'expérience d'une longue vie m'a cependant appris que le péchéest toujours puni en ce monde, quoi qu'il puisse en être dans l'autremonde. Il n'est pas de faute qu'on ne paie de sa santé, de sonconfortable, de sa tranquillité d'esprit. Il en est des nations commedes individus. Voyez comme les luxurieux Babyloniens furent détruits parles Perses aux mœurs frugales, et comme les mêmes Perses succombèrentsous l'épée des Grecs, lorsqu'ils eurent appris les vices de laprospérité. Lisez encore, et remarquez que les Grecs sensuels furentécrasés sous les pieds des Romains plus robustes, plus durs à la peine,et enfin que les Romains, après avoir perdu leurs vertus viriles, furentsoumis par les nations du Nord. Le vice et la ruine vont toujours decompagnie. C'est ainsi que la Providence les emploie tour à tour pourchâtier par l'un les folies de l'autre. Ces choses-là n'arrivent pointpar hasard. Elles font partie d'un grand système qui agit jusqu'en notrepropre existence. Plus vous avancerez dans la vie et mieux vous verrezque le péché et la souffrance ne sont jamais loin l'un de l'autre, etqu'on dehors de la vertu, il ne peut y avoir de véritable prospérité.

Un maître bien différent de celui-là, le loup de mer, Salomon Sprent,qui habitait l'avant-dernier cottage sur la gauche, dans la grande ruedu village!

Il appartenait à la génération des vieux marins, qui avait combattu sousle pavillon à croix rouge, contre Français, Espagnols, Hollandais,Maures, jusqu'au jour où un boulet lui avait emporté un pied et avaitmis fin pour toujours à ses exploits.

Il était maigre de corps, dur, brun, aussi leste, aussi vif qu'un chat.

Il avait le corps court, des bras extrêmement longs, dont chacun étaitterminé par une grande main toujours à moitié fermée, comme si elleserrait un câble.

Il était couvert de la tête aux pieds, des plus merveilleux tatouages,tracés en couleurs bleue, rouge et verte.

Elle commençait par la création, sur son cou et se terminait parl'Ascension, sur sa cheville gauche.

Jamais je n'ai vu pareille œuvre d'art ambulante.

Il disait souvent que s'il avait été noyé, et que son corps eût étérejeté à la côte, dans quelque pays sauvage, les indigènes auraient puapprendre tout le Saint Évangile, rien qu'en étudiant sa carcasse.

Et pourtant je suis désolé d'avoir à dire que toute la religion du marinsemblait bornée à sa peau, en sorte qu'il ne lui en restait guère pourl'usage interne.

Elle avait fait éruption à la surface, comme la fièvre pourprée, maissans laisser de trace dans le reste de son organisation.

Il savait jurer en huit langues et vingt-trois dialectes, et il nelaissait pas rouiller, faute d'exercice, ses grandes facultés.

Il jurait quand il était triste, ou quand il était content, quand ilétait en colère ou en disposition affectueuse, mais ses jurons n'étaientqu'une forme de langage, sans méchanceté ni amertume, au point que monpère lui-même ne pouvait se montrer bien sévère envers ce pécheur.

Mais avec le temps, le vieillard s'assagit, et dans les dernières annéesde sa vie, il revint aux simples croyances de son enfance.

Il apprit à combattre le diable avec la même fermeté, le même couragedont il avait fait preuve contre les ennemis de son pays.

Le vieux Salomon était une source inépuisable d'amusem*nt et d'intérêtpour mon ami Lockarby et pour moi.

Aux grands jours, il nous invitait à dîner cher lui et nous régalaitd'un hachis, d'un salmigondis, ou de quelque plat étranger, du pilau,une olla podrida, du poisson grillé comme on le fait aux Açores, caril s'entendait merveilleusem*nt à la cuisine et savait préparer lesplats favoris de toutes les nations.

Et pendant tout le temps que nous passions en sa compagnie, il nouscontait les histoires les plus extraordinaires au sujet du PrinceRupert, sous lequel il avait servi, comment il lançait de la poupel'ordre à son escadre de faire volte-face ou de charger, suivant lacirconstance, comme s'il commandait encore son régiment de cavalerie.

Il avait aussi bien des histoires au sujet de Blake. Mais le nom deBlake lui-même n'était pas aussi cher à nos marins de jadis que celui deSir Christophe Mings.

Salomon avait été quelque temps son maître d'équipage, et en savait, àn'en plus finir, sur les vaillants exploits par lesquels il s'étaitdistingué depuis le jour où il était entré dans la marine comme moussedu poste, jusqu'à celui où il tomba sur le pont de son navire avec legrade d'amiral des Rouges, et fut porté en terre par son équipage enpleurs dans le cimetière de Chatham.

—S'il est bien vrai qu'il y a là-haut une mer de jaspe, disait le vieuxmarin, je parie que sir Christophe aura soin d'y faire respecter commeil faut le pavillon anglais, et que les étrangers ne viendront pas nousnarguer. J'ai servi sous ses ordres dans ce monde, et je ne demande riende plus que d'être son maître d'équipage dans l'autre, si par hasardl'emploi se trouvait vacant.

Ces réminiscences aboutissaient toujours à la préparation d'un nouveaubol de punch, que l'on vidait solennellement en mémoire du défunt.

Si animés que fussent les récits de Salomon Sprent à propos de sesanciens chefs, ils ne nous faisaient pas autant d'effet que quand, aprèsson second ou son troisième verre, s'ouvraient les écluses de sessouvenirs.

Alors c'étaient de longues histoires sur les pays qu'il avait visités,sur les peuples qu'il avait vus.

Appuyés aux dossiers de nos chaises, le menton dans notre main, nous,les adolescents, nous restions là pendant des heures, les yeux fixés surle vieil aventurier, buvant ses paroles, pendant que, flatté del'intérêt qu'il excitait, il tirait de sa pipe de lentes bouffées, etdéroulait un à un les récits des choses qu'il avait vues ou faites.

En ce temps-là, mes chers enfants, il n'y avait pas un Defoe pour nousraconter les merveilles de l'univers, pas de Spectateur à notre portéesur la table du déjeuner, pas de Gulliver pour contenter notre amourdes aventures en nous parlant d'aventures qui n'avaient point eu lieu.

Il se passait plus d'un mois sans qu'une Feuille de Nouvelles tombâtentre nos mains.

Les relations fortuites avaient donc une importance plus grande qu'ellesn'en ont de nos jours, et la conversation d'un homme, tel que le vieuxSalomon, était à elle seule une bibliothèque.

Pour nous, tout cela était réel.

Sa voix enrouée, ses mots mal choisis, étaient comme la voix d'un ange,et nos esprits alertes ajoutaient les détails et comblaient les lacunesdes récits.

En une soirée, nous avons fait franchir à un corsaire de Sallee lesColonnes d'Hercule, nous avons louvoyé le long des côtes du continentafricain, nous avons vu les grandes vagues de la mer espagnole se brisersur les sables jaunes, nous avons dépassé les nègres marchands d'ivoireavec leurs cargaisons humaines, nous avons tenu tête aux terriblesouragans qui soufflent constamment autour du Cap de Bonne-Espérance; etpour finir, nous avons fait voile sur le vaste Océan qui s'étend au-delàparmi les îles de corail couvertes de palmiers, avec la certitude queles royaumes du Prêtre Jean commencent quelque part de l'autre côté dela brume dorée qui s'entrevoit à l'horizon.

Après un vol de cette étendue, lorsque nous revenions à notre village duHampshire, parmi les monotones réalités de la vie champêtre, nous noussentions comme des oiseaux sauvages que l'oiseleur a pris au piège etenfermés brusquement dans d'étroites cages.

C'était alors que me revenaient à la pensée les paroles de mon père: «Unjour vous sentirez que vos ailes ont poussé» et cela me jetait dans desdispositions si inquiètes, que tous les sages propos de Zacharie Palmerétaient impuissants à me calmer.

IV-Sur le poisson étrange que nous primes à Spithead.

Un soir de mai 1685, vers la fin de la première semaine du mois, mon amiRuben Lockarby et moi nous empruntâmes le bateau de plaisance de NedMarley, et nous allâmes pêcher hors de la baie de Langston.

J'avais alors bien près de vingt et un ans, et mon camarade était d'unan plus jeune que moi.

Nous étions devenus des amis très intimes, grâce à une estimeréciproque; car n'ayant pas atteint toute sa croissance, il était fierde ma force et de ma taille, tandis que moi, avec mes dispositionsmélancoliques et mon esprit un peu lourd, je me plaisais à l'énergie età l'humeur joviale qui ne l'abandonnaient jamais, et à l'esprit quibrillait avec l'éclat inoffensif d'un éclair d'été dans tout ce qu'ildisait.

Physiquement, il était petit et gros avec la figure ronde, les jouescolorées, et à dire vrai, assez porté à l'embonpoint, bien qu'il nevoulut avouer rien de plus qu'une agréable rondeur, ce qui d'après lui,était le dernier mot de la beauté chez les Anciens.

La rude épreuve du danger et des privations communes m'autorisent àaffirmer que nul n'eut jamais camarade plus attaché, plus sûr. Comme ilétait destiné à se trouver avec moi par la suite, il était fort à proposqu'il s'y trouvât aussi dans cette soirée de mai, qui fut le point dedépart de nos aventures.

On dépassa à force de rames les sables de Warner pour atteindre unendroit qui se trouvait à mi-chemin du Nab, et où d'ordinaire nousprenions du bar en quantité.

Nous y jetâmes la grosse pierre qui nous servait d'ancre, et nous mîmesnos lignes en place.

Le soleil, se couchant lentement derrière un banc de brouillards, avaitparé tout le ciel d'occident de bandes écarlates sur lesquelles sedétachaient en contours vaporeux et pourpres les cimes boisées de l'îlede Wight.

Une fraîche brise soufflait du sud-est et faisait aux longues vaguesvertes des panaches d'écume, en répandant sur nos yeux et nos lèvres lasensation salée de l'embrun.

Aux environs de la Pointe Sainte-Hélène, un vaisseau du Roi suivait legoulet, en même temps qu'un grand brick isolé qui virait de bord à unmille au plus de l'endroit où nous nous trouvions.

Nous en étions si près que nous pouvons entrevoir les figures qui semouvaient sur son pont, pendant qu'il donnait à la bande sous la brise.

Nous entendions même le craquement de ses vergues, et le battement deses voiles salies par des intempéries, au moment où il fut sur le pointde reprendre sa route.

—Regardez donc, Micah, dit mon compagnon, en levant les yeux de saligne, voilà un navire qui ne sait guère ce qu'il veut faire... unnavire qui ne fera pas son chemin dans le monde. Voyez-vous cetteattitude irrésolue sous le vent. Il ne sait s'il doit virer de bord oualler de l'avant. C'est un courtisan des circonstances, un Lord Halifaxde la mer.

—Non, dis-je en regardant fixement, les yeux abrités sous ma main,c'est qu'il y a quelque accident à son bord. Il vacille comme s'il n'yavait personne à la barre. Sa grande vergue descend! Non, voilà qu'il semet en marche maintenant! Les gens, qui sont sur le pont, m'ont l'air dese battre ou de danser. Relevons l'ancre, Ruben, et ramons de son côté.

—Relevons l'ancre et ramons pour nous en éloigner, répondit Ruben,l'œil toujours fixé sur le navire inconnu. Qu'est-ce que cette manieque vous avez de vous fourrer toujours dans quelque danger? Il portepavillon hollandais, mais qui sait d'où il vient réellement? Ce seraitune jolie affaire si nous étions capturés et vendus aux plantations.

—Un boucanier dans le Solent! m'écriai-je d'un ton moqueur. Il ne nousmanque plus que de voir le pavillon noir dans la Crique d'Elmsworth.Mais écoutez: qu'est-ce que cela?

Du brick arriva le bruit d'un coup de mousquet.

Il y eut un instant de silence.

Puis un second coup de mousquet résonna, suivi d'un chœurd'exclamations et de cris.

En même temps les vergues tournèrent pour se mettre en place, les voilesreçurent une fois de plus la brise, et le navire fila dans une directionqui devait lui faire dépasser la Pointe de Bembridge et le faire entrerdans le Canal anglais.

Et comme il filait, sa barre fut brusquement tournée, un nuage de fumées'éleva de sa hanche, et un boulet passa au-dessus des vagues, faisantjaillir l'eau, à moins de cent yards de nous.

Et après nous avoir aussi fait ses adieux, le navire revint dans le ventet reprit sa marche vers le sud.

—Cœur de grâce! s'écria Ruben, les lèvres béantes de saisissem*nt; lesassassins, les bandits!

—Je donnerais bien quelque chose pour que le navire du Roi les cueilleau passage, m'écriai-je avec fureur, car cette agression était si peujustifiée qu'elle émouvait ma bile. Que veulent donc ces coquins?Certainement ils sont ivres ou fous.

—Tirez sur l'ancre, l'ami, tirez sur l'ancre! cria mon camarade, en selevant brusquement de son siège. Je comprends, tirez sur l'ancre.

—Qu'y a-t-il donc? demandai-je en l'aidant à remonter la grosse pierre,jusqu'à ce qu'elle sortit de l'eau toute ruisselante.

—Ce n'est pas sur nous qu'ils font feu, mon garçon. Ils visaientquelqu'un qui se trouve dans l'eau entre eux et nous. Tirez, Micah! unbon coup de reins. C'est peut-être quelque pauvre diable qui se noie.

—Oui, oui, dis-je en regardant entre deux coups de rames derrière moi.Je vois sa tête à la crête d'une vague. Doucement, ou nous allons passersur lui. Encore deux coups, et tenez vous prêt à le saisir. Tenez bon,l'ami. On vient à votre aide.

—Offrez votre aide à ceux qui ont besoin d'aide! dit une voix partantde la mer. Diantre, l'ami, faites attention à votre rame. J'ai plus depeur d'en recevoir un coup que je n'ai peur de l'eau.

Ces mots étaient prononcés avec tant de calme et de sang-froid quetoutes nos craintes au sujet du nageur disparurent.

Nous rentrâmes les rames, et nous nous tournâmes pour jeter un coupd'œil sur lui.

La barque, en dérivant, s'était rapprochée de lui au point qu'il auraitpu saisir le bord s'il avait jugé à propos de le faire.

—Sapperment! s'écria-t-il d'un ton bourru, dire que c'est mon frèreNonus qui me joue un pareil tour! Qu'aurait dit notre sainte mère sielle avait vu cela? Tout mon équipement perdu, sans parler de ma partdans les profits du voyage! Et maintenant voilà que j'ai jeté une pairede bottes à l'écuyère toute neuve, qui coûtent seize rixdollars chezVanseddar's à Amsterdam! Avec cela, impossible de nager! Sans cela,impossible de marcher!

—Est-ce que vous ne voulez pas sortir de l'eau, monsieur? demandaRuben.

Il avait grand-peine à garder son sérieux en voyant la tournure del'inconnu et entendant ses propos.

Au-dessus de l'eau sortaient de longs bras.

En un instant, avec des mouvements flexibles de serpent, l'homme entradans la barque et étendit son long corps sur les planches de l'arrière.

Il était efflanqué à l'extrême, très grêle, avec une figure taillée àcoup de hache, d'expression dure, rasée de près, recuite par le soleil,et avec mille petites rides qui s'entrecroisaient en tous sens.

Il avait perdu son chapeau et sa courte et raide chevelure, légèrementgrisonnante, se dressait en brosse sur toute sa tête.

Il était malaisé de deviner son âge, mais il devait avoir bien près dela cinquantaine, malgré l'agilité avec laquelle il était entré dansnotre barque, preuve qu'il n'avait rien perdu de sa vigueur et de sonénergie.

De tous les traits qui le caractérisaient, celui qui attira le plus monattention, ce furent ses yeux, qui presque recouverts par l'abaissem*ntdes paupières, apparaissaient néanmoins à travers l'étroite fente avecun éclat, une vivacité remarquable.

Un regard superficiel pouvait faire croire qu'il était dans un état delangueur, de demi-sommeil, mais avec plus d'attention, on apercevait ceslignes brillantes, mobiles, et l'on y voyait un avertissem*nt de setenir en garde contre ses premières impressions.

—J'aurais pu nager jusqu'à Portsmouth, dit-il en fouillant dans lespoches de sa jaquette trompée d'eau. Je pourrais nager jusqu'à n'importequel endroit. Une fois j'ai descendu le Danube à la nage depuis Granjusqu'à Bude, pendant qu'une centaine de janissaires trépignaient derage sur l'autre bord. Je l'ai fait, oui, par les clefs de Saint Pierre!Les Pandours de Wessenburg pourraient vous dire si Decimus Saxon saitnager. Suivez mon conseil, jeune homme. Tenez toujours votre tabac dansune boîte de métal, pour que l'eau ne puisse pas entrer.

En parlant ainsi, il tira de sa poche une boîte plate et plusieurs tubesde bois, qu'il vissa bout à bout de manière à en faire une longue pipe.

Il la bourra de tabac, l'alluma au moyen d'un silex et d'un briquet,avec un morceau de papier amadou, qu'il avait dans sa boîte.

Puis il ploya ses jambes sous lui à la façon orientale, et s'assit pourfumer sa pipe à son aise.

Il y avait dans tout cet incident quelque chose de si bizarre, l'hommeet ses actes avaient une apparence si absurde que nous partîmes tous lesdeux d'un éclat de rire qui dura jusqu'à ce que l'épuisem*nt y mit fin.

Il ne prit aucune part à notre gaîté, mais n'en parut nullement blessé.

Il continua à fumer jusqu'au bout d'un air parfaitement insensible etimpassible, à cela près que ses yeux à demi voilés brillaient en nousregardant tour à tour.

—Vous nous excuserez d'avoir ri, monsieur, dis-je enfin, mais mon amiet moi nous ne sommes pas habitués à de telles aventures, et nous sommesjoyeux que celle-ci ait fini aussi heureusem*nt. Puis-je demander quinous avons recueilli?

—Je me nomme Decimus Saxon, répondit l'inconnu. Je suis le dixième filsd'un digne père, ainsi que l'indique mon nom latin. Il n'y a que neufhommes entre moi et un héritage. Qui sait? La petite vérole ou la pestepourraient s'en mêler.

—Nous avons entendu un coup de feu sur le brick? demanda Ruben.

—C'était Nonus, mon frère qui tirait sur moi, fit remarquer l'inconnu,en hochant la tête avec tristesse.

—Mais il y a eu un second coup de feu.

—C'était moi qui tirais sur mon frère Nonus.

—Grands Dieux! m'écriai-je, j'espère que vous ne l'avez pas atteint.

—Oh! tout au plus une éraflure en pleine chair, répondit-il. Mais j'aijugé préférable de partir, de peur que l'affaire ne tournât en querelle.Je suis sûr que c'est lui qui a fait partir le canon de neuf livresquand j'étais à l'eau. Le boulet a passé si près qu'il a séparé machevelure. Il a toujours été excellent tireur au fauconneau, ou aumortier. Il ne pouvait avoir grand mal, puisqu'il a eu le temps dedescendre de la poupe sur le pont.

Il y eut ensuite un instant de silence, pendant lequel l'inconnu pritdans sa ceinture un long couteau, dont il se servit pour nettoyer sapipe.

Ruben et moi, nous primes nos rames, nous relevâmes nos lignes emmêlées,qui avaient traîné derrière le bateau, et nous nous mîmes en mesure deregagner la côte.

—Il s'agit maintenant de savoir où nous allons, dit l'inconnu.

—Nous descendons la baie de Langston, répondis-je.

—Nous descendons, nous descendons... fit-il d'un ton moqueur. Enêtes-vous bien sûrs? Êtes-vous certains que nous n'allons pas en France?Nous avons un mât et une voile ici, à ce que je vois, et de l'eau dansle réservoir. Tout ce qu'il nous faut, c'est un peu de poisson, et j'aioui dire qu'il abonde dans ces parages, et nous pourrions faire un tourdu côté de Barfleur.

—Nous descendons la baie de Langston, répétai-je avec froideur.

—Vous savez, sur l'eau la force prime le droit, expliqua-t-il avec unsourire qui couvrit sa figure de rides. Je suis un vieux soldat et unrude combattant. Vous êtes deux béjaunes. J'ai un couteau et vous n'avezpas d'armes. Voyez-vous où aboutit ce raisonnement? Il s'agit maintenantde savoir où nous allons.

Je me tournai, vers lui une rame dans les mains:

—Vous vous êtes vanté de pouvoir atteindre Portsmouth à la nage,dis-je, et c'est ce que vous ferez. À l'eau, vipère de mer, ou je vaisvous y jeter, aussi vrai que je m'appelle Micah Clarke.

—Jetez votre couteau, ou je vous passe la gaffe à travers le corps,s'écria Ruben en la poussant jusqu'à quelques pouces de la gorge del'homme.

—Par mon plongeon, voilà qui est fort louable! dit-il en remettant soncouteau dans sa gaine, et riant sous cape, j'aime à faire jaillir lecourage des jeunes gens. Voyez-vous, je suis le briquet qui fait jaillirde votre silex l'étincelle de la valeur. C'est une comparaisonremarquable, et digne à tous les points de vue de Samuel Butler, le plusspirituel des hommes... Ceci, reprit-il en donnant de petites tapes surune bosse que j'avais remarquée sur sa poitrine, ce n'est point unedifformité naturelle. C'est un exemplaire de cet incomparableHudibras, qui unit la légèreté d'Horace à la gaîté plus ample deCatulle. Eh! que dites-vous de cette appréciation?

—Donnez ce couteau, dis-je, d'un ton sec.

—Certainement, répondit-il en me le tendant avec une inclinaison detête polie. Avez-vous à me faire quelque autre demande raisonnable quime permettrait de vous obliger. Je donnerais n'importe quoi pour vousêtre agréable, excepté ma bonne réputation et mon renom de soldat, oucet exemplaire d'Hudibras, dont je ne me sépare jamais, non plus qued'un traité en latin sur les usages de la guerre, composé par un Flamandet imprimé à Liège, dans les Pays-Bas.

Je m'assis à côté de lui, le couteau à la main.

—Vous, jouez des rames, dis-je à Ruben, pendant que j'aurai l'œil surnotre homme, et que je veillerai à ce qu'il ne nous joue pas de tour. Jecrois que vous avez raison et que ce n'est rien de mieux qu'un pirate.Nous le livrerons aux juges de paix, quand nous arriverons à Havant.

Je crois que le sang-froid de notre passager l'abandonna un instant etqu'une expression d'inquiétude parut sur sa figure.

—Attendez un instant, dit-il, vous vous nommez Clarke, et vous habitezHavant, à ce que j'apprends. Êtes-vous un parent de Joseph Clarke,l'ancien Tête-Ronde de cette ville?

—C'est mon père, répondis-je.

—Écoutez bien, maintenant, s'écria-t-il, après un fort éclat de rire.J'ai un talent particulier pour retomber sur mes pieds. Regardez cela,mon garçon, regardez cela.

Il tira de sa poche intérieure une liasse de lettres enveloppée dans uncarré de toile cirée, en prit une, et la mit sur mon genou.

—Lisez, dit-il, en la montrant de son long doigt maigre.

L'adresse, en gros caractères bien nets, était ainsi conçue:

«À Joseph Clarke, marchand de cuirs à Havant. Par les mains de MaîtreDecimus Saxon, propriétaire pour une part du vaisseau La Providence,allant d'Amsterdam à Portsmouth».

Elle était scellée des deux côtés d'un gros cachet rouge, et consolidéeen outre par une large bande de soie.

—J'en ai vingt-trois autres à remettre dans le pays, remarqua-t-il.Voilà qui indique ce que l'on pense de Decimus Saxon. J'ai dans mesmains la vie et la liberté de vingt-trois personnes. Ah! mon garçon; cen'est pas de cette façon que sont faits les connaissem*nts et lesbillets de chargement. Ce n'est point une cargaison de peaux flamandesqu'on envoie au vieux. Dans les peaux, il y a de braves cœurs anglais,et ils ont au poing des épées anglaises pour conquérir la liberté. Jerisque ma vie en portant cette lettre à votre père, et vous son fils,vous me menacez de me livrer aux juges! C'est honteux, honteux! J'enrougis pour vous.

—Je ne sais pas à quoi vous faites allusion répondis-je. Il faut parlerplus clairement si vous voulez que je vous comprenne.

—Pouvons-nous nous fier à lui? dit-il en me montrant Ruben d'un brusquemouvement de tête.

—Comme à moi-même.

—Voilà qui est charmant! dit-il avec une grimace qui tenait du sourireet de la raillerie. David et Jonathan, ou... soyons plus classique etmoins biblique, Damon et Pythias, hein? Donc ces papiers viennent desfidèles qui habitent à l'étranger, des exilés de Hollande, vousm'entendez? Ils songent à partir et à venir rendre visite au roiJacques, leurs épées bouclées à la ceinture. Les lettres sont adresséesà ceux dont ils espèrent la sympathie, et les informent de la date et del'endroit où ils opéreront un débarquement. Maintenant, mon cher garçon,vous reconnaîtrez que ce n'est pas moi qui suis en votre pouvoir, etqu'au contraire vous êtes si bien entre mes mains qu'un mot de moisuffit pour anéantir toute votre famille. Mais Decimus Saxon est unhomme éprouvé, et ce mot ne sera jamais dit.

—Si tout cela est vrai, dis-je, et si votre mission est réellementcelle dont vous parlez, pourquoi nous avez-vous proposé, il n'y a qu'uninstant, de gagner la France?

—Voilà une question fort bien faite et pourtant la réponse est assezclaire, répondit-il. Vos figures sont agréables et intelligentes, maisil ne m'était pas possible d'y lire que vous étiez réellement des Whigs,des amis de la bonne vieille cause. Vous auriez pu me conduire dansquelque endroit où des douaniers et d'autres auraient éprouvé le besoinde regarder de près, de fureter, ce qui aurait fait courir des risques àma mission. Plutôt un voyage en France dans une barque non pontée quecela.

—Je vous conduirai auprès de mon père, dis-je après avoir réfléchiquelques instants. Vous pourrez lui remettre votre lettre et expliquervotre affaire. Si vous êtes de bonne foi, vous serez accueilli avecempressem*nt, mais s'il se découvre que vous êtes un scélérat, ainsi queje le soupçonne, ne comptez sur aucune pitié.

—Ah! ce petit! Il parle comme le Lord grand chancelier d'Angleterre.Que dit donc l'ancien:

Il ne pouvait ouvrir la bouche
Qu'il n'en tombât un trope.

«Non, c'est une menace qu'il faudrait, c'est la marchandise que vousaimez le plus à débiter:

Il ne pouvait laisser passer une minute
Sans faire une menace.

«N'est-ce pas? Waller en personne n'aurait pas trouvé de meilleure rime.

Pendant ce temps, Ruben avait manœuvré vigoureusem*nt ses rames. Nousétions rentrés dans la baie de Langston, au milieu des eaux abritées, etnous avancions rapidement.

Assis sur un des bancs, je tournais et retournais dans mon esprit toutce que ce naufragé avait dit.

J'avais jeté par-dessus son épaule un coup d'œil sur les adresses dequelques lettres: Steadman, de Basingstoke; Wintle, d'Alresford;Fortescue, de Bognor, tous des chefs parmi les Dissenters.

Si elles étaient telles qu'il les représentait, il n'exagérait nullementen disant qu'il tenait entre ses mains la fortune et le sort de ceshommes.

Le gouvernement ne serait que trop heureux de posséder un motifplausible pour frapper fort sur les hommes qu'il redoutait.

Tout bien considéré, il fallait s'avancer d'un pas prudent en cetteaffaire.

Je rendis donc à notre prisonnier son couteau et le traitai avec plus dedéférence.

Il était presque nuit quand nous mines le bateau à sec, et il faisaittrès noir avant notre arrivée à Havant, et ce fut heureux car l'état denotre compagnon, ruisselant d'eau, sans bottes, sans chapeau, n'auraitpas manqué de mettre les langues en mouvement, et peut-être aussid'attirer la curiosité des autorités.

Mais nous ne rencontrâmes âme qui vive jusqu'au moment de notre arrivéeà la porte de mon père.

V-De l'homme aux paupières tombantes.

Ma mère et mon père étaient assis dans leurs fauteuils aux dossiersélevés, de chaque côté du foyer vide, quand nous arrivâmes.

Il fumait la pipe de tabac d'Oroonoko, qu'il s'accordait chaque soir, etelle travaillait à sa broderie.

Au moment où j'ouvris la porte, l'homme que j'amenais entra vivement,s'inclina devant les deux vieillards et se mit à s'excuser avecvolubilité sur l'heure tardive de sa visite, et à raconter de quellefaçon je l'avais recueilli.

Je ne pus retenir un sourire en voyant l'extrême étonnement que témoignama mère lorsqu'elle eut jeté les yeux sur lui, car la perte de seshautes bottes avait laissé à découvert une paire de flûtes qui n'enfinissaient pas, et dont la maigreur était encore accentuée par leslarges culottes bouffantes à la hollandaise dont elles étaientsurmontées.

La tunique de Decimus était d'un drap grossier de couleur triste, avecdes boutons plats, neufs, en cuivre.

Par-dessous se voyait un gilet de calamanco blanchâtre bordé d'argent.

Par-dessus le collet de son habit passait un large col blanc selon lamode de Hollande, et de là sortait son long cou noueux supportant unetête ronde que couvrait une chevelure en brosse.

On eût dit le navet piqué au bout d'un bâton sur lequel nous tirionsdans les fêtes foraines.

Ainsi équipé, il restait debout, clignotant, fermant les yeux devantl'éclat de la lumière, débitant ses excuses qu'il accompagnait d'autantde révérences et de courbettes qu'en fait Sir Peter Witling dans lacomédie.

J'étais sur le point d'entrer avec lui dans la pièce quand Ruben me tirapar la manche pour me retenir:

—Non, dit-il, je n'entrerai pas avec vous. Il est probable que toutcela aboutira à quelque malheur. Il se peut que mon père grogne quand ila bu ses cruches de bière, mais il n'en est pas moins un partisan de laHaute Église et un tory déterminé, et je préfère rester en dehors detoute cette histoire.

—Vous avez raison, répondis-je. Il n'est nullement nécessaire que vousvous mêliez de cette affaire. Gardez boucle close surtout ce que vousavez entendu.

—Muet comme un rat, dit-il en me serrant la main, avant de s'enfoncerdans les ténèbres.

Lorsque je retournai dans la chambre, je m'aperçus que ma mère avaitcouru à la cuisine, où le pétillement du menu bois indiquait qu'elleallumait du feu.

Decimus Saxon était assis sur le bord du coffre de chêne à côté de monpère et l'épiait attentivement de ses petit* yeux clignotants, pendantque le vieillard ajustait ses lunettes de corne et brisait le sceau dela lettre que le visiteur inconnu venait de lui remettre.

Je vis que mon père, après avoir jeté les yeux sur la signature quiterminait la longue épître d'une écriture serrée, laissa échapper unmouvement de surprise et resta un instant immobile à la regarderfixement.

Puis il commença à lire, depuis le commencement, avec la plus grandeattention.

Évidemment elle ne lui apportait pas de mauvaises nouvelles, car sesyeux étincelaient de joie quand il les releva après sa lecture, et plusd'une fois il rit tout haut.

Enfin, il demanda à Saxon comment elle était parvenue entre ses mains,et s'il en connaissait le contenu.

—Oh! pour cela, dit le messager, elle m'a été remise par un personnagequi n'était rien moins que Dicky Rumbold lui-même, et en présenced'autres qu'il ne m'appartient pas de nommer. Quant au contenu, votrebon sens vous dira que je me garderais bien de risquer mon cou enportant un message sans connaître la nature de ce message. Cartels,pronunciamientos, défis, signaux de trêve, propositions dewaffenstillstand, comme les appellent les Allemands, tout cela a passépar mes mains, sans jamais s'égarer.

—Vraiment! dit mon père, vous êtes aussi du nombre des fidèles?

—J'espère être du nombre de ceux qui marchent dans le sentier étroit etplein d'épines, dit-il en parlant du nez comme le font les sectaires lesplus endurcis.

—Un sentier sur lequel aucun prélat ne peut nous servir de guide, ditmon père.

—Où l'homme n'est rien, où le Seigneur est tout, répartit Saxon.

—Très bien! très bien! s'écria mon père. Micah, vous conduirez ce dignehomme dans ma chambre. Vous ferez en sorte qu'il ait du linge sec, etmon second vêtement complet en velours d'Utrecht. Il pourra lui servirjusqu'à ce que le sien soit séché. Mes bottes lui seront peut-être aussiutiles, mes bottes de cheval, en cuir non tanné. Il y a un chapeau bordéd'argent suspendu dans l'armoire. Veillez à ce qu'il ne lui manque riende ce qui peut se trouver dans la maison. Le souper sera prêt quand ilaura changé de vêtements. Je vous prie de monter tout de suite, mon bonmonsieur Saxon. Autrement vous allez vous enrhumer.

—Nous n'avons oublié qu'une chose, dit notre visiteur en se levant desa chaise d'un air solennel et joignant ses longues mains nerveuses, netardons pas un instant de plus à adresser quelques mots d'hommages auTout-Puissant pour ses multiples bienfaits, et pour la faveur qu'il m'afaite en me tirant de l'abîme, moi et mes lettre, tout comme Jonas futsauvé de la violence des méchants qui le jetèrent par-dessus bord ettirèrent peut-être sur lui des coups de fauconneau, bien qu'il n'en soitpoint fait mention dans l'Écriture sainte. Donc, prions, mes amis.

Alors, prenant un ton élevé et une voix chantante; il débita une longueprière d'action de grâce, qu'il conclut en implorant la grâce et leslumières divines sur la maison et tous ses habitants.

Il termina par un sonore amen, et alors voulut bien se laisser conduireen haut, pendant que ma mère qui était survenue à l'improviste, et avaitété extrêmement édifiée de l'entendre, repartait en toute hâte pour luipréparer un verre d'usquebaugh vert, avec dix gouttes d'Élixir deDaffy, ce qui était sa recette souveraine contre les suites d'un bainfroid.

Il n'y avait pas un seul événement de la vie, depuis le baptême jusqu'aumariage, qui ne correspondit, dans le vocabulaire de ma mère, à unechose qui se mangeait ou se buvait, pas une indisposition pour laquelleelle n'eût un remède agréable dans ses tiroirs bien garnis.

Maître Decimus Saxon, vêtu de l'habit de velours d'Utrecht, et chaussédes bottes en cuir non tanné de mon père, faisait une toute autre figureque l'épave souillée qui s'était glissée dans notre barque de pêche avecdes mouvements d'anguille congre.

On eût dit qu'il avait changé de façons en changeant d'habits, car,pendant le souper, il se montra à l'égard de ma mère d'une galanteriediscrète, et cela lui seyait bien mieux que les façons narquoises etsuffisantes dont il avait usé avec nous dans le bateau.

À vrai dire, s'il était maintenant très réservé, c'est qu'il y avait àcela une excellente raison, car il fit une si large brèche parmi lesvictuailles servies sur la table qu'il ne lui restait guère de tempspour causer.

À la fin, après avoir passé de la tranche de bœuf froid au pâté dechapon, et avoir continué par une perche de deux livres, qu'il fitdescendre au moyen d'un grand pot d'ale, il nous adressa à tous unsourire, et déclara que pour le moment ses besoins charnels étaientsatisfaits.

—Je me fais, dit-il, une règle d'obéir au sage précepte, d'après lequelon doit se lever de table avec assez d'appétit pour manger autant qu'onvient de manger.

—Je conclus de vos paroles, monsieur, que vous avez fait de rudescampagnes, remarqua mon père, quand la table fut desservie, et que mamère se fut retirée pour la nuit.

—Je suis un vieux batailleur, répondit notre hôte, en revissant sapipe, un vieux chien si maigre de la race des «Tiens ferme». Ce corpsque voici porte les traces de maints coups d'estoc et de taille reçus auservice de la loi protestante, sans compter d'autres, reçus pour ladéfense de la Chrétienté en général dans les guerres contre le Turc.Monsieur, il y a des gouttes de mon sang sur toute la carte d'Europe.Sans doute, je le reconnais, il ne fut pas toujours versé dans l'intérêtpublic, mais pour défendre mon honneur dans un ou deux duels, ouholmgangs, ainsi que cela se nommait chez les nations du Nord. Il estnécessaire qu'un cavalier de fortune, qui le plus souvent est unétranger en pays étranger, se montre un peu chatouilleux sur ce point,car il est en quelque sorte le représentant de son pays dont le bonrenom doit lui être plus cher que le sien propre.

—En pareille circonstance, votre arme était l'épée, je suppose? dit monpère, en se démenant sur sa chaise d'un air embarrassé, ainsi qu'ilfaisait lorsque s'éveillaient ses instincts d'autrefois.

—Sabre, rapière, lame de Tolède, esponton, hache de combat, pique oudemi-pique, morgenstiern, et hallebarde. Je parle avec la modestieconvenable, mais quand je tiens en main le sabre à un seul tranchant, lesabre avec poignard, le sabre avec bouclier, le sabre courbe seul oul'assortiment de sabres courbes, je m'engage à tenir tête à n'importequi aura porté la cotte de buffle, à l'exception de mon frère Quartus.

—Par ma foi, dit mon père, les yeux brillants, si j'avais vingt ans demoins, je m'essaierais avec vous. Mon jeu au sabre droit à été estimébon par de rudes gens de guerre. Que Dieu me pardonne de me laisserencore émouvoir par de telles vanités!

—J'en ai entendu dire du bien par des gens pieux, remarqua Saxon.Maître Richard Rumbold lui-même parla de vos exploits au duc d'Argyle.N'y avait-il pas un écossais nommé Storr ou Stour?

—Oui, oui, Stour, de Drumlithie. Je l'ai fendu en deux presque jusqu'àla selle dans une escarmouche, la veille de Dunbar. Ainsi donc Dicky n'apas oublié cela? Il tenait bon jusqu'au bout, qu'il s'agît de prier oude se battre. Nous nous sommes trouvés côte à côte sur le champ debataille, et nous avons cherché la vérité ensemble dans la chambrée.Ainsi donc Dick va reprendre le harnais! Il lui était impossible derester tranquille, tant qu'il y avait un coup à donner pour la foifoulée aux pieds. Si le flot de la guerre s'avance de ce côté-ci, moiaussi... qui sait, qui sait?

—Et voici un combattant solide, dit Saxon en posant sa main sur monbras. Il a du nerf et des muscles, et sait parler fièrement àl'occasion, ainsi que j'ai de bonnes raisons pour le savoir, quoiquenous ne nous connaissions que depuis peu. Ne pourrait-il pas se fairequ'il frappe, lui aussi, son coup dans cette querelle?

—Nous discuterons de cela, dit mon père d'un air pensif, en meregardant par-dessous ses sourcils en broussailles, mais je vous enprie, Maître Saxon, donnez-nous quelques autres détails sur cetteaffaire. À ce que j'ai appris, mon fils Micah vous a tiré des flots.Comment y étiez-vous tombé?

Decimus Saxon fuma sa pipe pendant plus d'une minute sans rien dire, enhomme qui passe la revue des événements pour les ranger en bon ordre.

—Voici de quelle façon la chose arriva, dit-il enfin. Lorsque Jean dePologne chassa le Turc des portes de Vienne, la paix s'établit parmi lesPrincipautés, et maint cavalier errant, comme moi, se trouva sansemploi. Il n'y avait plus de guerre nulle part, si ce n'est de menuesescarmouches en Italie, où un soldat pût s'attendre à récolter argent ourenommée. J'errai donc par le Continent, fort marri de l'étrange paixqui régnait partout. À la fin pourtant, arrivé aux Pays-Bas, j'apprisque la Providence ayant pour propriétaires et commandants mes deuxfrères Nonus et Quartus était sur le point de partir d'Amsterdam pourune expédition à la côte de Guinée. Je leur proposai de me joindre àeux. Je fus donc pris comme associé à condition de payer un tiers duprix de la cargaison. Pendant que j'attendais au port, je rencontraiquelques-uns des exilés, qui, ayant entendu parler de mon dévouement àla cause protestante, me présentèrent au Duc et au Maître Rumbold, quiconfièrent ces lettres à mes soins. Voilà qui explique clairement dequelle manière elles sont venues entre mes mains.

—Mais non de quelle manière vous et elles, vous êtes trouvés à l'eau,suggéra mon père.

—Oh! c'est par le plus grand des hasards, dit l'aventurier avec unléger trouble. Ce fut la fortuna belli, ou pour parler avec plus depropriété, pacis. J'avais demandé à mes frères de s'arrêter àPortsmouth pour que je puisse me débarrasser de ces lettres. À quoi ilsont répondu en un langage de gens mal élevés, de butors, qu'ilsattendaient les mille guinées qui représentaient ma part dansl'entreprise. À quoi j'ai répondu avec une familiarité fraternelle quec'était peu de chose, et que cette somme serait prélevée sur lesprofits, de notre affaire. Ils ont allégué que j'avais promis de payerd'avance et qu'il leur fallait l'argent. Alors je me suis mis en mesurede prouver tant par la méthode d'Aristote que par celle de Platon, et laméthode déductive que n'ayant point de guinées en ma possession, ilm'était impossible d'en payer un millier, je leur fis remarquer en mêmetemps que la participation prise à l'affaire par un honnête homme étaiten elle-même une ample compensation pour l'argent, attendu que leurréputation avait quelque peu souffert. En outre, donnant une nouvellepreuve de ma franchise et de mon esprit conciliant, je leur proposai unerencontre à l'épée ou au pistolet, avec l'un quelconque d'entre eux,proposition qui aurait satisfait tout cavalier épris d'honneur. Maisleurs âmes basses et mercantiles leur suggérèrent de prendre deuxmousquets, Nonus en déchargea un sur moi, et il est probable que Quartusl'aurait imité, si je ne lui avait arraché l'arme des mains, et si je nel'avais fait partir pour empêcher un nouveau méfait. Je crains bienqu'en la déchargeant, un des lingots n'ait fait un trou dans la peau demon frère Nonus. Voyant qu'il pourrait bien survenir d'autrescomplications à bord du navire, je pris le parti de le quitter sur lechamp, et pour ce faire, il me fallut ôter mes belles bottes à revers,qui, à en croire Vanseddars lui-même, étaient la meilleure paire qui fûtjamais sortie de son magasin. Des hottes à bout carré, à double semelle!Hélas! Hélas!

—Il est étrange que vous ayez été recueilli par le fils même de l'hommepour qui vous aviez une lettre.

—Ce sont les voies de la Providence, répondit Saxon. J'en ai vingt-deuxautres qui doivent être remises de la main à la main. Si vous mepermettez d'user de votre demeure quelque temps, j'en ferai mon quartiergénéral.

—Usez-en comme si elle vous appartenait, dit mon père.

—Votre très reconnaissant, serviteur, répliqua Decimus, en se levantbrusquement et mettant la main sur son cœur. Je me trouve en véritédans un port de repos, après la société impie et profane de mes frères.Ne chanterons-nous pas un hymne avant de nous délasser des affaires dela journée?

Mon père y consentit avec empressem*nt, et nous chantâmes: «Ô terreheureuse».

Après quoi notre hôte nous suivit dans sa chambre, en emportant labouteille d'usquebaugh entamée que ma mère avait laissée sur la table.

S'il agissait ainsi, c'était, d'après lui, qu'il redoutait une attaquede la fièvre persane, contractée dans ses campagnes contre l'Ottoman, etsujette à revenir d'un moment à l'autre.

Je le laissai dans notre meilleure chambre à coucher et allai retrouvermon père, toujours assis, la tête penchée sous le poids des réflexions,dans son coin ordinaire.

—Que pensez-vous de ma trouvaille, papa? demandai je.

—Un homme de talent et de piété, répondit-il, mais la vérité, c'estqu'il m'a apporté les nouvelles les plus propres à me réjouir le cœur.Aussi n'aurais je pu lui faire mauvais accueil, quand même il eût été lepape de Rome.

—Quelles nouvelles, alors?

—Les voici, les voici, s'écria-t-il, en tirant la lettre de sapoitrine, l'air tout joyeux. Je vais vous les lire, mon garçon. Non, jeferais mieux d'aller dormir sur cela, et de les lire demain, quand nousaurons les idées plus claires. Que le Seigneur me dirige sur ma route,et qu'il confonde le tyran! Priez, pour avoir des lumières, mon garçon,car il peut se faire que ma vie et la vôtre soient pareillement en jeu.

VI-Au sujet de la lettre venue des Pays-Bas.

Je me levai le matin de bonne heure, et je courus, selon l'usage descampagnards, à la chambre de notre hôte pour voir si je pouvais lui êtrede quelque utilité.

En poussant sa porte, je m'aperçus qu'elle résistait.

Cela me surprit d'autant plus que je savais qu'il n'y avait en dedans niclef, ni verrou.

Mais elle céda peu à peu sous ma poussée, et je reconnus qu'un lourdcoffre ordinairement placé près de la fenêtre avait changé de place etété mis là pour empêcher toute intrusion.

Cette précaution, prise sous le toit paternel, comme s'il se trouvaitdans une tanière de voleurs, me mit en colère.

Je donnai un violent coup d'épaule qui déplaça le coffre, ce qui mepermit d'entrer dans la chambre.

Monsieur Saxon était assis dans le lit et jetait autour de lui desregards fixes, comme s'il ne savait pas très bien où il était.

Il avait noué un mouchoir blanc autour de sa tête, en guise de bonnet denuit, et son visage aux traits durs, rasé de près, vu sous cet abri,contribuait avec son corps osseux, à lui donner l'air d'une gigantesquevieille femme.

La bouteille d'usquebaugh vide était posée à côté de son lit.

Évidemment les craintes s'étaient réalisées.

Il avait eu une attaque de fièvre persane.

—Ah! mon jeune ami, dit-il enfin, c'est donc l'usage dans cette partiedu pays, de prendre d'assaut ou par escalade les chambres de vos hôtes,aux premières heures du matin?

—Est-ce l'habitude, répondis-je d'un ton rude, de barricader votreporte quand vous dormez sous le toit d'un honnête homme! Qu'aviez-vous àcraindre pour prendre une précaution de ce genre!

—Bon! vous êtes un mangeur de feu! répondit-il en se renversant denouveau sur l'oreiller et ramenant les draps sur lui, un feuerkopf,comme disent les Allemands, ou plutôt un tollkopf mot qui, pris dansson sens propre signifie tête folle. Votre père, à ce que j'ai appris,était un homme vigoureux et violent, quand le sang de la jeunessecirculait dans ses veines; mais, autant que je puis en juger, vousn'êtes pas en arrière de lui. Sachez donc que le porteur de papiersimportants, documenta pretiosa sed periculosa, a pour devoir de nerien laisser au hasard, et de veiller de toutes les façons sur le dépôtqui lui a été confié. À la vérité, je suis dans la maison d'un honnêtehomme, mais je ne sais qui peut entrer, qui peut venir pendant lesheures de la nuit. Vraiment, pour cette affaire... Mais j'en ai ditassez, je serai avec vous dans un instant.

—Vos habits sont secs et tout prêts, fis-je remarquer.

—Assez! Assez! Je ne veux pas me plaindre du vêtement complet que votrepère m'a prêté. Peut-être étais-je accoutumé à en porter de meilleurs,mais celui-ci fera mon affaire. Le camp n'est pas la cour.

Pour moi, il était évident que le vêtement de mon père valait infinimentmieux soit par la coupe, soit par l'étoffe, que celui qu'avait porté surlui notre hôte.

Mais comme il avait rentré complètement sa tête sous les draps du lit,il n'y avait rien de plus à dire.

Je descendis à la chambre du bas, où je trouvai mon père activementoccupé à assujettir une boucle neuve au baudrier de son épée, pendantque ma mère préparait le repas du matin.

—Venez dans la cour avec moi, Micah, dit mon père. Je voudrais vousdire un mot.

Les ouvriers n'étaient pas encore à leur travail.

Nous sortîmes donc par cette belle matinée pour nous asseoir sur lepetit parapet de pierre qui sert à étendre les peaux.

—Je suis sorti ce matin pour voir où j'en suis de l'exercice au sabre,dit-il. Je m'aperçois que j'ai gardé toute ma vivacité pour un coup depointu, mais pour les coups de taille je sens une raideur pénible. Jepourrais rendre quelques services à l'occasion, mais hélas! je ne suisplus le sabreur qui menait l'aile gauche du plus beau régiment decavalerie qui ait jamais marché derrière les timbaliers. Le Seigneurm'avait donné, le Seigneur m'a ôté. Mais si je suis vieux et usé, j'aile fruit de mes reins pour prendre ma place et manier la même épée pourla même cause. Vous partirez à ma place, Micah.

—Partir! où?

—Chut, mon garçon, et écoutez. N'en dites pas trop long à votre mère,car les femmes ont le cœur sans force. Lorsqu'Abraham offrit sonpremier-né, je suis certain qu'il n'en parla guère à Sarah. Voici lalettre. Savez-vous qui est ce Rumbold?

—Je suis sûr de vous avoir entendu parler de lui comme d'un de voscompagnons d'autrefois.

—C'est bien lui, un homme sûr et sincère. Il fut si fidèle—fidèlejusqu'au meurtre—que quand l'armée des Justes se dispersa, il ne déposapoint son zèle en même temps que son justaucorps de buffle. Il s'établitcomme fabricant de malt à Hoddesdon, et ce fût chez lui qu'on prépara lefameux complot de Rye-House, où furent impliqués tant de braves gens.

—N'était-ce pas un déloyal projet d'assassinat, demandai-je.

—Non! Ne vous laissez pas décevoir par les mots. Ce sont des gensmalveillants qui sont les auteurs de cette vile calomnie que Rumbold etses amis projetaient un assassinat. Ce qu'ils voulaient accomplir, ilsétaient résolus à le faire au grand jour, à trente d'entre eux contrecinquante hommes de la Garde Royale, lorsque Charles et Jacques serendraient à Newmarket. Si le roi et son frère avaient reçu une balle ouun coup de pointe de sabre, ils l'auraient reçu en pleine bataille, oùleurs agresseurs se seraient exposés. C'était coup pour coup; ce n'étaitpoint un assassinat.

Il se tut et posa sur moi un regard interrogateur.

Je ne saurais dire franchement que je fus satisfait, car une attaquecontre des gens sans armes et sans défiance, fussent-ils même entouréspar des gardes du corps, n'était pas justifiable à mes yeux.

—Lorsque le complot eut échoué, reprit mon père, Rumbold dut fuir poursauver sa vie, mais il réussit à glisser entre les mains de ceux qui lepoursuivaient, et à gagner les Pays-Bas. Il y trouva réunis un grandnombre d'ennemis du gouvernement. Des messages réitérés venantd'Angleterre, et surtout des comtés de l'Ouest et de Londres, leuraffirmaient que s'ils voulaient enfin tenter une invasion, ilspourraient compter sur des secours tant en hommes qu'en argent. Mais ilsfurent quelque temps dans l'embarras, faute d'un chef qui eut assezd'importance pour exécuter un aussi grand projet, mais enfin maintenantils en ont un, le meilleur qu'on pût choisir. Ce n'est rien moins que lebien aimé capitaine protestant, James, duc de Monmouth, fils deCharles II.

—Fils légitime, remarquai-je.

—C'est vrai ou c'est faux. Certains prétendent que Lucy Walters étaitépouse légitime. Bâtard ou non, il professe les vrais principes de lavénérable Église et il est aimé du peuple. Qu'il se montre dans l'Ouest,et les soldats surgiront comme les fleurs au printemps.

Il se tut et me conduisit à l'autre bout de la cour, car les ouvriersarrivaient déjà et entouraient la fosse à plonger les peaux.

—Monmouth est en route, reprit-il, et s'attend à rallier sous sonétendard tous les braves Protestants. Le duc d'Argyle doit commander uncorps distinct, qui mettra en feu tous les Highlands d'Écosse. À euxdeux, ils espèrent obliger le persécuteur des fidèles à demander grâce.Mais j'entends la voix de l'ami Saxon, et je ne veux pas qu'il dise queje me suis conduit comme un rustre à son égard. Voici la lettre, mongarçon. Lisez-la attentivement, et rappelez-vous que quand des braveslu*ttent pour leurs droits, il est juste qu'un membre de la vieillefamille rebelle de Clarke soit dans leurs rangs.

Je pris la lettre, et après m'être promené dans la campagne, jem'établis confortablement sous un arbre pour la lire.

Cette feuille jaunie que je tiens en ce moment, c'est celle-là même quifut apportée par Decimus Saxon, celle que je lus dans cette bellematinée de mai à l'ombre de l'aubépine.

Je vous la reproduis telle quelle.

«À mon ami et compagnon dans la cause du Seigneur, Joseph Clarke.

«Sache, ami, que la délivrance est proche pour Israël, et que le roicriminel ainsi que ceux qui le soutiennent seront frappés et entièrementabattus, à tel point qu'on ne sache plus l'endroit où ils se trouvaientsur la terre.

«Hâte-toi, dès lors, de donner une preuve de ta foi, pour qu'au jour depeine, tu ne sois point trouvé en défaut.

«Il est arrivé que de temps à autre beaucoup de ceux qui appartiennent àl'Église souffrante, tant dans notre pays que parmi les Écossais, sesont réunis en cette bonne ville luthérienne d'Amsterdam, et qu'à la finils se sont trouvés en nombre suffisant, pour entreprendre une bonnebesogne.

«Car il y a au milieu de nous Mylord Grey de Wark, Wade, Dare deTaunton, Ayloffe, Holmes, Hollis, Goodenough, et d'autres que tuconnaîtras.

«Parmi les Écossais, il y a le Duc d'Argyle, qui a souffert cruellementpour le Covenant, Sir Patrick Hume, Fletcher de Saltoun, Sir JohnCochrane, le Docteur Ferguson, le Major Elphinstone et d'autres.

«À ceux-ci nous aurions volontiers ajouté Locke et le vieux Hal Ludlow,mais ils ne sont ni chauds ni froids, comme ceux de l'Église deLaodicée.

«Toutefois il est maintenant arrivé que Monmouth, après avoir longtempsvécu dans les chaînes honteuses de cette femme Madianite nomméeWentworth, s'est enfin tourné à des choses plus hautes et qu'il aconsenti à proclamer ses droits à la couronne.

«Il a été reconnu que les Écossais préféraient suivre un chef de leurpropre nation, et il a été en conséquence décidé qu'Argyle, ou MacCallum le Grand, ainsi que le nomment les sauvages dépourvus de culottesd'Inverary, commandera une expédition distincte sur la cote occidentalede L'Écosse.

«On espère lever cinq mille Campbells, et être rejoint par tous lesConvenanters et Whigs de l'Ouest, gens qui feraient de bonnes troupescomme autrefois, s'ils avaient seulement des officiers craignant Dieu etexpérimentés dans les hasards des combats et les usages de la guerre.

«Avec une armée pareille, il serait en mesure d'occuper Glasgow, etd'attirer dans le Nord les forces royales.

«Ayloffe et moi, nous partons avec Argyle.

«Il est probable que nos pieds auront touché le sol écossais avant quecette lettre soit sous tes yeux.

«Le corps principal part avec Monmouth, et débarque sur un pointfavorable de l'Ouest, où nous sommes assurés d'amis nombreux.

«Je ne puis nommer cet endroit, dans la crainte que cette lettre nes'égare, mais tu ne tarderas pas à l'apprendre.

«J'ai écrit à tous les honnêtes gens qui habitent près de la côte, enleur demandant de se tenir prêts à seconder la révolte.

«Le roi est faible et détesté de la majorité de ses sujets.

«Il ne faut qu'un grand coup pour faire tomber sa couronne dans lapoussière.

«Monmouth partira dans quelques semaines, quand son armement sera achevéet le temps favorable.

«Si tu peux venir, mon vieux camarade, je sais bien que je n'aurai pas àte prier pour que tu sois sous notre drapeau.

«Si par hasard une existence paisible et le déclin de ta forcet'interdisaient de te joindre à nous, j'espère que tu lutteras pour nouspar la prière, ainsi que le fit le saint prophète d'autrefois.

«Peut-être même, car j'apprends que tu as prospéré en ce qui concerneles choses de ce monde, seras-tu en état d'équiper un piquier ou deux,ou d'envoyer un présent pour la caisse de l'armée, laquelle ne sera pasdes mieux pourvues.

«Ce n'est point dans l'or que nous mettons notre confiance, mais dansl'acier et dans la bonté de notre cause.

«Cependant l'or sera le bienvenu.

«Si nous échouons, nous tomberons en hommes et en chrétiens.

«Si nous réussissons, nous verrons comment ce parjure de Jacques, cepersécuteur des saints, cet homme au cœur dur comme la pierre dedessous dans un moulin, et qui souriait à Edimburg quand les pouces desfidèles étaient arrachés de leur articulation, nous verrons s'ilsupportera virilement l'adversité quand elle fondra sur lui.

«Que la main du Tout-Puissant soit au-dessus de nous!

«Je sais peu de chose sur le compte du porteur de cette lettre, exceptéqu'il se dit du nombre des élus.

«Si tu viens au camp de Monmouth, fais en sorte de l'avoir avec toi, caril a acquis une grande expérience dans les guerres d'Allemagne,d'Espagne et de Turquie.

«Votre ami dans la foi du Christ.

«RICHARD RUMBOLD»

«Offre mes compliments à ton épouse. Qu'elle lise l'Épître à Timothée,chapitre huitième, du neuvième au quinzième verset.»

J'avais lu avec soin cette longue lettre.

Je la remis alors dans ma poche, et regagnai le logis pour déjeuner.

Mon père me jeta un regard interrogateur quand je rentrai, mais je nedis rien pour y répondre, car j'avais l'esprit plein de ténèbres etd'incertitude.

Ce jour-là, Decimus Saxon nous quitta, en vue de faire le tour du payspour remettre les lettres, mais en nous promettant de revenir bientôt.

Il survint une petite mésaventure avant son départ, car pendant que nouscausions de son voyage, mon frère Hosea jugea à propos de jouer avec lapoire à poudre de mon père, qui prit feu, en lançant tout à coup unegrande flamme, et parsema les murs d'éclats de métal.

L'explosion fut si brusque et si violente que mon père et moi nous nouslevâmes en sursaut, mais Saxon, qui tournait le dos à mon frère, restaimmobile, se carrant sur sa chaise, sans jeter un coup d'œil derrièrelui, sans qu'un changement parût sur sa figure aux traits rudes.

Par une chance incroyable, personne ne fut atteint, pas même Hosea, maiscet incident me donna quelque estime pour notre nouvelle connaissance.

Lorsqu'il partit, qu'il parcourut la rue du village, son long corpsefflanqué, son visage étrange et ses traits durs, et le chapeau brodéd'argent de mon père, dont il était coiffé attirèrent plus d'attentionque je n'en souhaitais, à raison de l'importance des missives qu'ilportait, et de la certitude qu'elles seraient découvertes, dans le casoù on l'arrêterait comme inconnu n'ayant nul répondant.

Heureusem*nt la curiosité des compagnons n'eut d'autre effet que de lesgrouper sur leurs portes et à leurs fenêtres, d'où ils contemplaient lepassant en ouvrant de grands yeux, pendant que lui, enchanté del'attention qu'il excitait, s'en allait à grandes enjambées, le nez enl'air et faisant tournoyer ma trique dans sa main.

Il avait laissé derrière lui la meilleure opinion sur son compte.

La bienveillance de mon père lui avait été acquise par sa piété et lessacrifices qu'il prétendait avoir faite pour la foi.

Il avait enseigné à ma mère comment les Serbes portent leurs bonnets.

Il lui avait aussi montré une nouvelle façon d'apprêter les marigolds,en usage chez les Lithuaniens.

Quant à moi, j'avoue qu'il me restait une vague réserve à l'égard de cepersonnage, et que j'étais résolu à ne pas lui témoigner plus deconfiance qu'il ne le faudrait.

Mais pour le moment, il n'y avait qu'une conduite à tenir, qui était dele traiter comme l'ambassadeur de gens amis.

Et moi? Que devais-je faire?

Obéir aux désirs paternels et tirer mon épée vierge en faveur desinsurgés, ou me tenir à l'écart et voir quelle tournure les événementsprendraient d'eux-mêmes?

Il était plus convenable que ce fut moi qui partît et non lui.

Mais d'autre part je n'avais rien de l'ardeur du zélateur en religion.

Papisme, Église, Dissenters, tous me semblaient avoir leurs bons côtés,mais aucun ne paraissait valoir l'effusion du sang humain.

Jacques était peut-être un parjure, un homme méprisable, mais autant queje pouvais le voir, il était le roi légitime d'Angleterre, et deshistoires de mariages secrets, de cassette noire, n'étaient pas denature à faire oublier que son rival était en apparence un filsillégitime, et comme tel inéligible pour le trône.

Pourrait-on dire quel acte coupable de la part du monarque donnait à sonpeuple le droit de le chasser.

Qui devrait être juge en pareil cas?

Et, cependant, il était notoire que cet homme avait violé ses promesses,et cela devait délier ses sujets de leur soumission.

C'était là une question bien difficile à résoudre pour un jeunecampagnard.

Pourtant il fallait la résoudre, et sans délai.

Je pris mon chapeau et m'en allai par la rue du village en retournant lachose dans mon esprit.

Mais il ne m'était pas très facile de penser à quoi que ce fût desérieux dans le village, car j'étais jusqu'à un certain point le favorides jeunes et des vieux, en sorte que je ne pouvais faire dix pas sansqu'on me saluât ou qu'on m'adressât la parole.

Je traînais après moi mes frères.

Les enfants du boulanger Misford étaient pendus à mes basques et jetenais par la main les deux fillettes du meunier.

Puis, quand j'eus réussi à me débarrasser de tous ces étourdis, jetombais sur Dame Fullerton, la veuve.

Elle me conta d'un ton lamentable l'affaire de sa meule à aiguiser, quiétait tombée de son support, et que ni elle ni ses gens ne parvenaient àremettre en place.

Je mis ordre à la chose, et je repris ma promenade, mais je ne pouvaisguère passer devant l'enseigne de la Gerbe de blé sans que JohnLockarby, le père Ruben, fondit sur moi, et me pressât vivement d'entrerpour boire avec lui le coup du matin.

—Un verre de la meilleure bière qu'il y ait dans le pays, brassée sousmon propre toit, dit-il en la versant dans la coupe. Voyons, MaîtreMicah, à un coffre comme le vôtre, il faut certainement une forte dosede bon malt pour le tenir en bonne condition.

—Et de la bière comme celle-là mérite bien un bon coffre pour lacontenir, dit Ruben, qui était à la besogne parmi les bouteilles.

—Qu'en pensez-vous, Micah! dit l'hôtelier. Hier matin le Squire deMilton se trouvait ici avec Johnny Fernley, celui du côté du Bank, etils prétendent qu'il y a à Farnham un homme capable de vous tomber à lalutte, deux fois sur trois, et de découvrir votre jeu, pour une mise quien vaille la peine.

—Peuh! répondis-je, vous voudriez faire de moi un mâtin de combat, quimontre les dents à tous les gens du pays! Qu'est-ce que cela prouveraitque cet homme me tombe, ou que je le tombe?

—Qu'est-ce que cela prouverait? Et bien, et l'honneur de Havant? Est-ceque cela ne signifie rien?... Mais vous avez raison, reprit-il, envidant son gobelet de corne, qu'est-ce que toute cette existencevillageoise, avec ses petit* triomphes, pour des gens tels que vous?Vous êtes tout aussi hors de votre place que du vin de vendange à unsouper de moisson. C'est toute la vaste Angleterre, et non pas les ruesde Havant, qui forme une scène digne d'un homme de votre sorte. Est-cevotre affaire de battre des peaux, et de tanner du cuir?

—Mon père voudrait que vous partiez pour faire le chevalier errant, ditRuben en riant. Vous risqueriez d'avoir la peau battue et le cuir tanné.

—A-t-on jamais vu une langue aussi longue dans un corps aussi court?s'écria l'hôtelier. Mais parlons pour tout de bon, Maître Micah. C'esttout à fait sérieusem*nt que je vous le dis! Vous gaspillez vos jours dejeunesse, alors que la vie pétille, qu'elle brille, et vous leregretterez quand vous n'aurez plus que la lie sans force et sans saveurde la vieillesse.

—Ainsi parla le brasseur, dit Ruben, mais mon père a raison tout demême, avec sa façon de dire les choses en homme qui vit dans le bouillonet l'eau.

—J'y songerai, dis-je.

Puis prenant congé de cette paire d'amis par un signe de tête, je meremis en route.

Lorsque je passai, Zacharie Palmer était occupé à raboter une planche.

Il leva les yeux et me souhaita le bonjour.

—J'ai un livre pour vous, mon garçon, dit-il.

—Je viens justement de finir le Comus répondis-je, car il m'avaitprêté le poème de Milton, mais quel est ce nouveau livre, papa?

—Il a pour auteur le savant Locke, et il traite de l'État et de lascience du gouvernement. C'est un tout petit ouvrage, mais si l'onpouvait mettre la sagesse dans une balance, il pèserait autant qu'unebibliothèque. Vous l'aurez dès que je l'aurai fini, peut-être demain ouaprès-demain. C'est un grand homme, Maître Locke. En ce momentn'erre-t-il point par les Pays-Bas plutôt que de fléchir le genou devantce que sa conscience n'approuve pas?

—Il y a bien des honnêtes gens parmi les exilés, n'est-ce pas? dis-je.

—L'élite du pays, répondit-il. Un pays est bien malade quand il chasseau loin les plus grands et les plus braves de ses citoyens. Le jourapproche, j'en ai peur, où chacun se verra contraint de choisir entreses croyances et sa liberté. Je suis un vieillard, Micah, mon garçon,mais je puis vivre assez longtemps pour voir d'étranges choses dans ceroyaume jadis protestant.

—Mais si ces exilés réalisaient leurs projets, objectai-je, ilsmettraient Monmouth sur le trône, et changeraient ainsi injustementl'ordre de la succession.

—Non, non, répondit le vieux Zacharie, en déposant son rabot, s'ils seservent du nom de Monmouth, ce n'est que pour donner plus de force àleur cause, et pour montrer qu'ils ont un chef renommé. Si Jacques étaitchassé du trône, les Communes d'Angleterre réunies en Parlement auraientà lui désigner un successeur. Il y a derrière Monmouth des hommes qui nebougeraient pas s'il devait en être autrement.

—Alors, papa, dis-je, puisque je peux me fier à vous et que vous medirez ce que vous pensez réellement, serait-il bien, dans le cas où ledrapeau de Monmouth serait déployé, que je me joigne à lui?

Le charpentier caressa sa barbe blanche, et réfléchit un instant.

—C'est là une grosse question, dit-il enfin, et pourtant m'est avisqu'elle ne comporte qu'une seule réponse, surtout pour le fils de votrepère. Si l'on mettait fin au règne de Jacques, il ne serait pas troptard pour maintenir la nation dans l'ancienne croyance, mais si onlaissait le mal s'étendre, il pourrait se faire que l'expulsion du tyranlui-même n'empêchât pas la mauvaise sem*nce de germer. Ainsi donc jesuis d'avis que si les exilés font une pareille tentative, il est dudevoir de tous ceux qui attachent quelque prix à la liberté deconscience, de se joindre à eux. Et vous, mon fils, l'orgueil duvillage, pouvez-vous faire un meilleur emploi de votre vigueur que de laconsacrer à l'œuvre de délivrer votre pays de ce joug insupportable?

«C'est là un conseil qui serait qualifié de trahison, un conseildangereux, qui pourrait aboutir à une courte confession et à une mortsanglante, mais, sur le Dieu vivant, je ne vous tiendrais pas un autrelangage, quand vous seriez mon propre fils.

Ainsi parla le vieux charpentier d'une voix toute vibrante, tant il yavait de gravité.

Puis il se remit à travailler sa planche, pendant que je lui disaisquelques mots de gratitude.

Ensuite, je m'éloignai en réfléchissant sur ce qu'il m'avait dit.

Je n'étais pas encore bien loin, quand la voix enrouée de Salomon Sprentinterrompit mes méditations.

—Ohé, là-bas, ohé! beugla-t-il, bien que sa bouche fût à quelques yardsseulement de mon oreille, est-ce que vous allez passer à travers monécubier sans ralentir la marche? Carguez les voiles, vous dis-je,carguez les voiles.

—Ah! dis-je, capitaine, je ne vous voyais pas. J'étais tout entier àmes réflexions.

—Tout à la dérive, et personne au poste de garde! dit-il en se frayantpassage par la brèche de la haie. Par tous les nègres, mon garçon, lesamis ne sont pas si nombreux, croyez-vous, qu'on puisse passer devanteux sans saluer du pavillon. Par ma foi, si j'avais de l'artillerie, jevous aurais envoyé un boulet par les baux.

—Ne vous fâchez pas, capitaine, car le vétéran avait l'air contrarié,j'ai bien des sujets de préoccupation ce matin.

—Et moi aussi, matelot, répondit-il d'une voix plus douce, quedites-vous de mon gréement, hein?

Il se tourna lentement en plein soleil, tout en parlant et je vis alorsqu'il était vêtu avec une recherche peu ordinaire.

Il portait un habillement complet de drap bleu avec huit rangées deboutons, culottes pareilles, avec de gros flots de ruban attachés auxgenoux.

Son gilet était d'une étoffe plus légère, semé d'ancres d'argent, avecune bordure de dentelle d'un doigt de largeur.

Sa botte était si large qu'on eût dit qu'il avait le pied dans un seau,et il portait un sabre d'abordage suspendu à un baudrier de cuir quireposait sur son épaule droite.

—J'ai passé partout une nouvelle couche de peinture, dit-il en clignantde l'œil. Caramba, le vieux bateau ne fait pas eau, encore. Quediriez-vous à présent, si j'étais sur le point de jeter une aussière àun petit bachot pour le prendre à l'attache.

—Une vache!

—Une vache! Pour qui me prenez-vous? Non, mon garçon, une belle fille,un petit esquif comme on n'en a guère vu de plus solides faire voilevers le port conjugal.

—Voici bien longtemps que je n'ai appris de meilleures nouvelles,dis-je. Je ne savais pas même que vous fussiez fiancé. Alors, pour quandle mariage?

—Doucement, l'ami, doucement, et jetez votre sonde. Vous êtes sorti devotre chenal, et vous êtes en eau basse. Je n'ai jamais dit que je fussefiancé.

—Quoi donc, alors? demandai-je.

—Je lève l'ancre, pour le moment. Je vais porter sur elle et lui fairesommation. Attention, mon garçon, reprit-il, en ôtant son bonnet etgrattant ses cheveux rebelles. J'ai eu assez souvent affaire auxdonzelles, depuis le Levant jusqu'aux Antilles, des donzelles comme entrouve le marin, toutes en maquillage et en poches. Dès qu'on a lancé sapremière grenade à la main, elles baissent pavillon. Non, c'est unnavire d'une autre coupe, que je ne connais pas, et si je ne manœuvrepas la barre avec attention, il pourrait bien se faire qu'il me laisselà entre le vent et l'eau, avant que je sache seulement si je suisfiancé. Qu'en dites-vous? Hé! Faut-il que je me range hardiment bord àbord, dites, et que je l'emporte à l'arme blanche, ou bien vaut-il mieuxque je me tienne au large et que j'essaie d'un feu à distance? Je nesuis pas de ces savants avocats, retors à la langue bien huilée, mais sielle consent à prendre un compagnon, je lui serai dévoué, quelque vent,quelque temps qu'il fasse tant que mes planches dureront.

—Je ne suis guère en état de donner des conseils en un cas pareil,dis-je, car mon expérience est moindre que la vôtre. Je pense néanmoinsqu'il serait préférable de lui parler le cœur sur la main, en langagebien clair, en langage de marin.

—Oui, oui, ce sera pour elle à prendre où à laisser. C'est de PhébéDawson, la fille du forgeron, qu'il s'agit. Manœuvrons pour reculer, etprenons une goutte de véritable Nantes, avant de partir. J'en ai unbaril qui vient d'arriver et qui n'a pas payé un denier au Roi.

—Non, il vaut mieux n'y pas toucher, répondis-je.

—Hé! que dites-vous? Vous avez peut-être raison. Alors coupez vosamarres, et déployez vos voiles, car il nous faut partir.

—Mais cela ne me regarde pas, dis-je.

—Cela ne vous regarde pas? Cela...

Il était trop agité pour continuer: il dut se borner à tourner vers moiun visage chargé de reproches.

—J'avais meilleure opinion de vous, Micah; est-ce que vous allezlaisser cette vieille carcasse toute disloquée aller au combat, sans quevous soyez là pour l'aider d'une bordée?

—Que voulez-vous donc que je fasse?

—Eh bien, je voudrais que vous soyez là pour m'encourager selon lescirconstances. Si je me lance à l'abordage, il faudrait que vous lapreniez d'enfilade, de façon à la couvrir de feux. Si je l'attaque partribord, vous en feriez autant par bâbord. Si je suis mis hors decombats vous attireriez ses feux sur vous pendant que je me radoube.Voyons, l'ami, vous n'allez pas m'abandonner.

Les figures, l'éloquence navale du vieux marin n'étaient pas toujoursintelligibles pour moi, mais il était clair qu'il avait compté sur moipour l'accompagner, et j'étais également décidé à ne point le faire.

Enfin, à force de raisonnements, je lui fis comprendre que ma présencelui serait plus nuisible qu'utile, et qu'elle détruirait probablementtoutes les chances de réussite.

—Bon! Bon! grommela-t-il, enfin, je n'ai jamais pris part à uneexpédition de ce genre. Et si c'est la coutume des navires célibatairesde partir seuls pour les fiançailles, je m'exposerai tout seul.Toutefois vous viendrez avec moi comme compagnon de route, vouslouvoierez entre moi et la dite, ou vous me coulerez si je recule d'unpas.

J'avais l'esprit entièrement absorbé par les projets de mon père et lesperspectives qui s'offraient à moi.

Mais il me paraissait impossible de refuser, car le vieux Salomonparlait du ton le plus convaincu.

Le seul parti à prendre était de laisser de côté l'affaire et de voircomment tournerait cette expédition.

—Souvenez-vous bien, Salomon, dis-je, que je ne veux pas franchir leseuil.

—Oui, oui, matelot, vous ferez comme vous voudrez. Nous aurons àmarcher tout le temps contre le vent. Elle est aux écoutes, car je l'aihélée hier soir, et je lui ai fait savoir que je porterais sur elle, àsept heures du quart du matin.

Tout en cheminant avec lui sur la route, je me disais que Phébé devraitêtre fort au courant des termes nautiques pour comprendre quelque choseaux propos du bonhomme, quand il s'arrêta court, et donna une tape surses poches.

—Diable! s'écria-t-il, j'ai oublié de prendre un pistolet.

—Au nom du ciel! dis-je tout effaré, qu'avez-vous besoin d'un pistolet?

—Eh! mais pour faire des signaux, dit-il. C'est bien singulier que jen'aie pas pensé à cela. Comment un convoyeur saura-t-il ce qui se passeen avant de lui, si le navire amiral n'a point d'artillerie? Si la jeunepersonne m'avait bien reçu, j'aurais tiré un coup de canon pour vous lefaire savoir.

—Mais, répondis-je, si vous ne sortez pas, je supposerai que tout vabien. Si les choses tournent mal, je ne serai pas longtemps à vousrevoir.

—Oui ou à attendre. Je hisserai un pavillon blanc au sabord de gauche;un pavillon blanc signifiera qu'elle s'est rendue. Nombre de Dios, autemps où j'étais mousse canonnier sur le vieux navire le Lion, le jouroù nous attaquâmes le Spiritus Sanctus, qui avait deux étages decanons, la première fois que j'entendis le sifflement d'une balle, moncœur ne battit jamais comme il le fait maintenant. Qu'en dites-vous, sinous battions en retraite pour attendre un vent favorable et dire un motà ce baril d'eau-de-vie de Nantes?

—Non, l'ami, tenez ferme, dis-je.

À ce moment, nous étions arrivés au cottage revêtu de lierre derrièrelequel se trouvait la forge du village.

—Quoi, Salomon! repris-je. Un marin anglais a-t-il jamais craint unennemi, avec ou sans jupons?

—Non, que je sois maudit si j'ai peur! dit Salomon en se carrant.Jamais un seul Espagnol, diable ou hollandais! Donc en avant sur elle!

Et en disant cela, il pénétra dans le cottage, et me laissa debout à laporte à claire-voie du jardin, où j'étais diverti autant que vexé devoir mes réflexions interrompues.

Et, en effet, le marin n'eut pas des peines bien grandes à faire agréersa demande.

Il manœuvra de manière à capturer sa prise, pour employer son proprelangage.

J'entendis du jardin le bourdonnement de sa voix rude, puis un carillonde rire aigu finissant par un petit cri.

Cela signifiait sans doute qu'on se serrait de près.

Puis, il y eut un court instant de silence, et enfin je vis un mouchoirblanc s'agiter à la fenêtre, et je m'aperçus que c'était Phébé enpersonne qui le faisait voltiger.

Bah! c'était une fille pimpante, à l'âme tendre, et au fond du cœur, jefus enchanté que le vieux marin eût près de lui, pour le soigner, unetelle compagne.

Ainsi donc voilà un excellent ami dont l'existence était définitivementfixée.

Un autre, que je consultais, m'assurait que je gaspillais mes meilleuresannées au village.

Un troisième, le plus respecté de tous, m'engageait franchement à mejoindre aux insurgés, si l'occasion s'en présentait.

En cas de refus, j'aurais la honte de voir mon vieux père partir pourles combats, pendant que je languirais à la maison.

Et pourquoi refuser?

N'était-ce pas depuis longtemps le secret désir de mon cœur de voir unpeu le monde, et pouvait-il se présenter une chance plus favorable?

Mes souhaits, le conseil de mes amis, les espérances de mon père, toutcela tendait dans la même direction.

—Père, dis-je en rentrant à la maison, je suis prêt à partir où vous levoulez.

—Que le Seigneur soit glorifié! s'écria-t-il d'un ton solennel.Puisse-t-il veiller sur votre jeune existence et conserver votre cœurfermement attaché à la cause qui est certainement la sienne!

Et ce fut ainsi, mes chers petit*-enfants, que fut prise la granderésolution, et que je me vis engagé dans un des partis de la querellenationale.

VII-Du cavalier qui arriva de l'ouest.

Mon père se mit sans retard à préparer notre équipement.

Il en agit avec Saxon, comme avec moi, de la façon la plus libérale, caril avait décidé que la fortune de ses vieux jours serait consacrée à laCause, autant que l'avait été la vigueur de sa jeunesse.

Il fallait agir avec la plus grande prudence dans ces préparatifs, carles Épiscopaux étaient nombreux dans le village, et dans l'étatd'agitation où se trouvait l'esprit public, l'activité, qu'on auraitremarque chez un homme aussi connu, aurait tout de suite éveillél'attention.

Mais le vieux et rusé soldat manœuvra avec tant de soin que nous noustrouvâmes bientôt en état de partir une heure après en avoir reçul'avis, sans qu'aucun de nos voisins s'en doutât.

Le premier soin de mon père fut d'acheter, par l'intermédiaire d'unagent, deux chevaux convenables au marché de Chichester.

Ils furent conduits dans l'écurie d'un fermier whig, homme de confiance,qui habitait près de Portchester, et qui devait les garder jusqu'à cequ'on les lui demandât.

L'un de ces chevaux était gris pommelé, et remarquable par sa force etson entrain, haut de dix-sept travers de main et demi, et fort capablede porter mon poids, car, à cette époque, mes chers enfants, je n'étaispas surchargé de chair, et malgré ma taille et ma force, je pesais unpeu moins de deux cent vingt-quatre livres.

Un juge difficile aurait peut-être trouvé que Covenant, ainsi que jenommai mon étalon, avait un peu de lourdeur dans la tête et l'encolure,mais je reconnus en lui une bête sûre, docile, avec beaucoup de vigueuret de résistance.

Saxon, qui, tout équipé, devait peser au plus cent soixante quatrelivres, avait un genêt d'Espagne bai clair, très rapide et très ardent.

Il nomma sa jument Chloé, nom que portait «une pieuse demoiselle de saconnaissance», quoique mon père trouvât je ne sais quoi de profane et depaïen dans ce nom-là.

Ces chevaux et leur harnachement furent tenus prêts sans que mon pèreeût à se montrer en quoi que ce fût.

Lorsque ce point important eut été réglé, il restait à discuter uneautre question, celle de l'armement.

Elle donna lieu à plus d'une grave discussion entre Decimus Saxon et monpère.

Chacun d'eux prenait des arguments dans sa propre expérience, etinsistait sur les conséquences très graves que pouvait avoir pour leporteur la présence ou l'absence de telle ou telle tassette ou telle outelle plaque de cuirasse.

Votre arrière-grand-père tenait beaucoup à me voir porter la cuirasseque marquaient encore les traces des lances écossaises de Dunbar, maislorsque je l'essayai, elle se trouva trop petite pour moi.

J'avoue que j'en fus surpris, car quand je me rappelle l'effroi et lerespect que j'éprouvais en contemplant la vaste carrure de mon père,j'avais bien sujet de m'étonner devant cette preuve convaincante que jel'avais dépassé.

Ma mère trouva le moyen d'arranger l'affaire en fendant les courroieslatérales et en perçant des trous par lesquels passerait un cordon, etelle fit si bien que je pus ajuster cette cuirasse sans être gêné.

Une paire de tassettes ou cuissards, des brassards pour protéger lebras, et des gantelets furent empruntés à l'attirail de l'ancien soldatdu Parlement, ainsi que le lourd sabre droit, et la paire de pistoletsd'arçon qui formaient l'armement ordinaire du cavalier.

Mon père m'avait acheté à Portsmouth un casque à cannelures, avec debonnes barrettes, bien capitonné de cuir flexible, très léger etnéanmoins très solide.

Lorsque je fus complètement équipé, Saxon, ainsi que mon père,reconnurent que j'avais tout ce qu'il fallait pour faire un soldat bienmonté.

Saxon avait acheté une cotte de buffle, un casque d'acier, une paire debottes montantes, de sorte qu'avec la rapière et les pistolets dont monpère lui fit présent, il était prêt à entrer en campagne au premierappel.

Nous espérions ne pas rencontrer de grandes difficultés à rejoindre lesforces de Monmouth quand l'heure serait venue.

En ces temps de trouble, les principales routes étaient si infestées debandits de grand chemin et de vagabonds que les voyageurs avaientl'habitude de porter des armes, et même des armures pour leur défense.

Il n'y avait donc aucune raison pour que notre aspect extérieur fitnaître le soupçon.

Si l'on nous interrogeait, Saxon tenait toute prête une longue histoire,d'après laquelle nous étions en route pour nous rendre auprès d'HenrySomerset, duc de Beaufort, à la maison duquel nous appartenions.

Il m'expliqua cette invention, en m'enseignant maints détails quej'aurais à fournir pour la confirmer, mais lorsque je lui eus dit quej'aimais mieux être pendu comme rebelle que de dire un mensonge, il meregarda en ouvrant de grands yeux, et hocha la tête d'un air offensé.

—Quelques semaines de campagne, dit-il, me guériraient bientôt de messcrupules.

Quant à lui, un enfant qui étudie son syllabaire n'était pas plussincère que lui, mais sur le Danube, il avait appris à mentir etregardait cela comme une partie indispensable de l'éducation du soldat.

—En effet, arguait-il, que sont tous les stratagèmes, que sont lesembuscades, les pièges, s'ils ne consistent pas à mentir sur une vasteéchelle? Qu'est-ce qu'un commandant habile, sinon celui qui saitaisément déguiser la vérité? À la bataille de Senlac, lorsque Guillaumede Normandie ordonna à ses gens de simuler la fuite, afin de rompre lesrangs de l'ennemi, ruse fort employée par les Scythes d'autrefois et parles Croates de notre temps, je vous demande si ce n'était pas là mettreun mensonge en action? Et quand Annibal attacha des torches aux cornesde nombreux troupeaux de bœufs et fit ainsi croire aux consuls romainsque son armée battait en retraite, n'était-ce point une supercherie, uneinfraction à la vérité?... C'est un sujet qui a été traité à fond par unsoldat renommé dans le traité qui a pour titre: An in bello dolo utiliceat; an apud hostes falsiloquio uti liceat (Ce qui veut dire: est-ilpermis d'user de tromperie à la guerre? Est-il permis d'employer avecl'ennemi, de paroles propres à le tromper?) Ainsi donc si, d'aprèsl'exemple de ces grands modèles, et en vue d'arriver à nos fins, jedéclare que nous allons rejoindre Beaufort, alors que nous nous rendonsauprès de Monmouth, n'est-ce pas conforme aux usages de la guerre, auxcoutumes des grands généraux?

Je n'essayai point de répondre à ces raisonnements spécieux.

Je me bornai à répéter qu'il pouvait s'autoriser de cet usage, maisqu'il ne devait pas compter sur moi pour confirmer ses dires.

D'ailleurs, je promis de ne rien laisser échapper qui pût lui causer desdifficultés et il lui fallut se contenter de cette garantie.

Me voici maintenant, mes patients auditeurs, en état de vous emmenerloin de l'humble existence villageoise.

Je n'aurai pas à bavarder sur des gens qui étaient des vieillards autemps de ma jeunesse, et qui maintenant reposent depuis bien des annéesdans le cimetière de Bedhampton.

Vous allez donc partir avec moi, vous verrez l'Angleterre telle qu'elleétait en ce temps-là; vous apprendrez comment nous nous mîmes en routepour la guerre, et toute les aventures qui nous advinrent.

Et si ce que je vous dit ne ressemble pas toujours à ce que vous aurezlu dans les ouvrages de Mr co*ke ou de Mr Oldmixon, ou de tout autreauteur qui aura publié des écrits sur ces événements, rappelez-vous queje parle de choses que j'ai vues de mes propres yeux, que j'ai concouruà faire l'histoire, ce qui est chose plus noble que de l'écrire.

Donc, ce fut vers la tombée de la nuit, le 12 juin 1685, que l'on appritdans notre région le débarquement opéré la veille par Monmouth à Lyme,petit port de mer sur la limite entre les comtés de Dorset et de Devon.

Un grand feu allumé comme signal sur la montagne de Portsdown en fut lapremière nouvelle.

Puis, vinrent les bruits de ferraille, les roulements de tambours dePortsmouth, où les troupes furent rassemblées sous les armes.

Des messagers à cheval parcoururent à grand fracas la rue du village, latête penchée très bas sur le cou de leurs montures, car il fallaitporter à Londres la grande nouvelle, afin que le gouverneur dePortsmouth sût ce qu'il avait à faire.

Nous étions à notre porte contemplant la rougeur du couchant, les alléeset venues, le flamboiement de la ligne des signaux de feu quis'allongeait dans la direction de l'est, lorsqu'un petit homme arriva augalop jusqu'à la porte, et arrêta son cheval essoufflé.

—Joseph Clarke est-il ici? demanda-t-il.

—C'est moi, dit mon père.

—Ces hommes sont-ils sûrs? dit-il tout bas en me désignant, ainsi queSaxon, de son fouet.

«... Alors, reprit-il, le rendez-vous est Taunton. Passez-le à tous ceuxque vous connaissez. Donnez à boire et à manger à mon cheval, je vous enprie, car je dois me remettre en route.

Mon jeune frère Hosea s'occupa de la bête fatiguée, pendant que nousfaisions entrer le cavalier pour lui faire prendre un rafraîchissem*nt.

C'était un homme nerveux, aux traits anguleux, avec une loupe sur latempe.

Sa figure et ses vêtements étaient couverts de terre desséchée, et sesmembres étaient si raides, que quand il fut descendu de cheval, ilpouvait à peine mettre un pied devant l'autre.

—J'ai crevé un cheval, dit-il et celui-ci aura à peine la force defaire vingt milles de plus. Il faut que je sois à Londres ce matin, carnous espérons que Danvers et Wildman seront en mesure de soulever laCité. Hier j'ai quitté le camp de Monmouth. Son étendard bleu flotte surLyme.

—Quelles forces a-t-il? demanda anxieusem*nt mon père.

—Il n'a amené que des chefs. Quant aux troupes, elles devront lui êtrefournies par vous autres, les gens du pays. Il a avec lui Lord Grey deWark, Wade, l'Allemand Buyse, et quatre-vingt ou cent autres. Hélas,deux de ceux qui sont arrivés sont déjà perdus pour nous. C'est mauvais,mauvais présage.

—Qu'y a-t-il donc eu de fâcheux?

—Dare, l'orfèvre de Taunton, a été tué par Fletcher, de Saltoun, dansune querelle puérile à propos d'un cheval. Les paysans ont réclamé àgrands cris le sang de l'Écossais, et il a été forcé de se sauver surles navires. C'est une triste mésaventure, car c'était un chef habile etun vieux soldat.

—Oui, oui, s'écria Saxon avec emportement, il y aura bientôt dansl'ouest d'autres chefs habiles, d'autres vieux soldats, pour prendre saplace. Mais s'il connaissait les usages de la guerre, comment se fait-ilqu'il se soit engagé dans une querelle personnelle, en un moment pareil?

Et tirant de dessous son habit un livre brun mince, il promena son longdoigt mince sur la table des matières.

—Sous-section neuvième, reprit-il, voici: le cas traité: Si dans uneguerre publique, l'on peut refuser par amitié particulière un duelauquel on aura été provoqué. Le savant Fleming est d'avis que l'honneurprivé d'un homme doit céder la place au bien de la cause. N'est-il pasarrivé, en ce qui me regarde personnellement, que la veille du jour oùfut levé le siège de Vienne, nous, les officiers étrangers, avions étéinvités dans la tente du général. Or, il arriva qu'un rousseaud'Irlandais, un certain O'Daffy, qui servait depuis longtemps dans lerégiment de Pappenheimer, réclama le pas sur moi, en alléguant qu'ilétait de meilleure naissance. Sur quoi, je lui passai mon gant sur lafigure, non pas, remarquez-le, non pas que je fusse en colère, mais pourmontrer que je n'étais pas tout à fait de son avis. Ce désaccord l'amenaà offrir tout de suite de faire valoir son assertion, mais je lui fislecture de cette sous-section, et je lui démontrai que l'honneur nousinterdisait de régler cette affaire avant que le Turc fût chassé deVienne. Aussi, après l'attaque...

—Non, monsieur... J'écouterai peut-être le reste de l'histoire un jourou l'autre, dit le messager qui se leva en chancelant. J'espère trouverun relais à Chichester, et le temps presse. Travaillez à la causemaintenant, ou soyez éternellement esclaves. Adieu.

Et il se remit péniblement on selle.

Puis, nous entendîmes le bruit des fers qui diminuait peu à peu sur laroute de Londres.

—Le moment du départ est venu pour vous, Micah, dit mon père avecsolennité... Non, femme, ne pleurez pas. Encouragez plutôt notre garçonpar un mot affectueux et une figure gaie. Je n'ai pas besoin de vousdire de combattre comme un homme, sans rien craindre, dans cettequerelle. Si le flux des événements de la guerre se dirige de cecôté-ci, il pourra se faire que vous retrouviez votre vieux pèrechevauchant près de vous. Maintenant mettons-nous à genoux et imploronsla faveur du Tout-Puissant sur cette expédition.

Nous nous mimes tous à genoux dans la pièce basse, au plafond formé degrosses solives, pendant que le vieillard improvisait une ardente, uneénergique prière pour notre succès.

À ce moment encore, pendant que je vous parle, je revois votre ancêtre,avec sa face aux traits marqués, à l'expression austère, aux sourcilsréunis, avec ses mains noueuses jointes dans la ferveur de sasupplication.

Ma mère est agenouillée près de lui, les larmes coulant une à une sur sadouce et placide figure.

Elle étouffe ses sanglots de peur qu'en les entendant je ne trouve laséparation plus cruelle.

Les petit* sont dans la chambre à coucher d'en haut, et le bruit deleurs pieds nus arrive jusqu'à nous.

Messire Saxon est vautré sur l'une des chaises de chêne, où il a posé ungenou, tout en se penchant.

Ses longues jambes traînent par derrière, et il cache sa figure dans sesmains.

Tout autour de moi, à la lueur clignotante de la lampe suspendue,j'aperçois les objets qui me sont familiers depuis mon enfance, le bancprès du foyer, les chaises aux dossiers hauts, aux appuis raides, lerenard empaillé au-dessus de la porte, le tableau de Christianconsidérant la Terre Promise du haut des Montagnes délectables, tous cesmenus objets sans valeur propre, mais dont la réunion constitue cettechose merveilleuse que nous appelons le foyer domestique, cet aimanttout puissant qui attire du bout de l'univers le voyageur.

Le reverrai-je jamais, même dans mes rêves, moi qui m'éloigne de cetterade si bien abritée pour me plonger au cœur de la tempête?

La prière terminée, tout le monde se leva, à l'exception de Saxon, quiresta la figure cachée dans ses mains une ou deux minutes avant de seredresser.

J'eus l'audace de penser qu'il s'était profondément assoupi, bien qu'ilprétendit que son retard était dû à une prière supplémentaire.

Mon père mit ses mains sur ma tête et invoqua sur moi la bénédiction desCieux.

Puis, il prit à part mon compagnon et j'entendis le tintement de piècesde monnaie, ce qui me fit supposer qu'il lui donnait quelque viatiquepour le voyage.

Ma mère me serra sur son cœur et glissa dans ma main un petit carré depapier, en me disant que je devrais le lire quand je serais de loisir,et que je la rendrais heureuse si je me conformais aux instructionsqu'il contenait.

Je lui promis de le faire, et alors m'arrachant de là, je gagnai la ruenoire du village, ayant à côté de moi mon compagnon qui marchait àlongues enjambées.

Il était près d'une heure du matin, et depuis longtemps tous lescampagnards étaient couchés.

Lorsque je passai devant la Gerbe et devant la demeure du vieuxSalomon, je ne pus m'empêcher de me demander ce qu'ils penseraient demon accoutrement guerrier, s'ils étaient levés.

J'avais eu à peine le temps de me faire la même question devant lecottage de Zacharie Palmer que sa porte s'ouvrit et que le charpentieraccourut, sa chevelure blanche flottant à la fraîche brise de la nuit.

—Je vous attendais, Micah, s'écria-t-il. J'ai appris que Monmouth avaitparu, et je savais que vous ne laisseriez pas passer une nuit avant departir. Dieu vous bénisse, mon garçon, Dieu vous bénisse! Fort de bras,doux de cœur, tendre au faible et farouche contre l'oppresseur, vousavez les prières et l'affection de tous ceux qui vous connaissent!

Je serrai ses mains tendues, et le dernier des objets de mon villagenatal qui s'offrit à ma vue, ce fut la silhouette confuse ducharpentier, pendant que d'un geste de sa main il m'envoyait sesmeilleurs souhaits à travers la nuit.

Nous traversâmes les champs pour nous rendre chez Whittier, le fermierWhig.

Saxon s'y harnacha en guerre.

Nous trouvâmes nos chevaux sellés, tout prêts, car à la première alarme,mon père y avait envoyé un messager pour dire que nous en aurionsbesoin.

À deux heures du matin, nous longions la colline de Portsdown, armés,montés, et nous nous mettions en route cette fois pour gagner le campdes Rebelles.

VIII-Notre départ pour la guerre.

En cheminant le long des hauteurs de Portsdown, nous vîmes tout le tempsles lumières de Portsmouth, et celles des navires du port, quiclignotaient à notre gauche, pendant qu'à notre droite la forêt de Bereétait illuminée par les signaux de feu qui annonçaient le débarquementde l'envahisseur.

Un grand bûcher flambait à la cime du Butser, et plus loin, jusqu'auxlimites de la vue, des scintillements lumineux montraient que lanouvelle gagnait au Nord le Berkshire et à l'Est le Sussex.

Parmi ces feux, les uns étaient faits de fa*gots entassés; d'autres avecdes barils de goudron plantés au bout d'une perche.

Nous passâmes devant un de ces derniers, en face même de Portchester.

Ceux qui les gardaient, entendant le bruit de nos chevaux et de nosarmes, poussèrent une bruyante acclamation, car sans doute ils nousprirent pour des officiers du Roi en route pour l'Ouest.

Maître Decimus Saxon avait jeté au vent ces façons méticuleuses qu'ilavait étalées en présence de mon père et il jasait abondamment, enmêlant fréquemment des vers ou des bouts de chansons à ses propos,pendant que nous galopions dans la nuit.

—Ah! Ah! disait-il franchement, il fait bon parler sans contrainte,sans qu'on s'attende à vous voir finir chaque phrase par un Alléluia ouun Amen!

—Vous étiez toujours le premier dans ces pieux exercices, remarquai-jed'un ton sec.

—Oui, c'est vrai, vous avez mis en plein dans le but: quand une chosedoit être faite, arrangez-vous pour la mener vous-même, quelle qu'ellesoit. C'est une recommandation fameuse, et qui m'a bien des fois servijusqu'à ce jour. Je ne me rappelle pas si je vous ai conté qu'à unecertaine époque je fus fait prisonnier par les Turcs et emmené àIstamboul, nous étions là plus d'une centaine, mais les autres ont périsous le bâton, ou bien ils sont présentement enchaînés à une rame surles galères impériales ottomanes, et ils y resteront sans doute jusqu'aujour où une balle vénitienne ou génoise trouvera le chemin de leurmisérable carcasse. Moi seul, j'ai réussi à ravoir ma liberté.

—Ah! dites-moi donc comment vous vous êtes échappé? demandai-je.

—En tirant parti de l'esprit dont m'a doué la Providence, reprit-ild'un ton enchanté, car en voyant que leur maudite religion est justementce qui aveugle ces infidèles, je me mis à l'œuvre pour en profiter.Dans ce but, j'observai la façon dont nos gardes procédaient à leursexercices du matin et du soir. Je fis de ma veste un prie-dieu et je lesimitai. Seulement j'y mettais plus de temps et plus de ferveur.

—Quoi! m'écriai-je avec horreur, vous avez fait semblant d'êtremusulman?

—Non, je n'ai pas fait semblant. Je le suis devenu tout à fait.Toutefois c'est entre nous, attendu que cela pourrait ne pas me mettreen odeur de sainteté, auprès de quelque RévérendAminadab-Source-de-Grâce, s'il s'en trouve dans le camp rebelle, quine soit point admirateur de Mahomet.

Je fus si abasourdi de cette impudente confession dans la bouche d'unhomme, qui avait toujours été le premier à diriger les exercices d'unepieuse famille chrétienne, qu'il me fut impossible de trouver un mot.

Decimus Saxon siffla quelques mesures d'un air guilleret.

Puis il reprit:

—Ma persévérance dans ces dévotions eut pour résultat qu'on me séparades autres prisonniers. J'acquis assez d'influence sur les geôliers,pour me faire ouvrir les portes, et on me laissa sortir, à condition deme présenter une fois par jour à la porte de la prison. Et quel emploifis-je de ma liberté? Vous en doutez-vous?

—Non, vous êtes capable de tout, dis-je.

—Je me rendis aussitôt à leur principale mosquée, celle deSainte-Sophie. Quand les portes s'ouvraient et que le muezzin lançaitson appel, j'étais toujours le premier à accourir pour faire mesdévotions et le dernier à les cesser. Si je voyais un Musulman frapperde son front le pavé une fois, je le frappais deux fois. Si je le voyaispencher le corps ou la tête, je m'empressais de me prosterner.

«Aussi ne se passa-t-il guère de temps avant que la piété du Gnaim nedevint le sujet des conversations de toute la ville, et on me fitprésent d'une cabane pour m'y livrer à mes méditations religieuses.

«J'aurais pu fort bien m'en accommoder, et à vrai dire j'avais pris leferme parti de me poser en prophète et d'écrire un chapitresupplémentaire pour le Koran, lorsqu'un sot détail inspira aux fidèlesdes doutes sur ma sincérité.

«Bien peu de choses d'ailleurs.

«Une bécasse de donzelle se laissa surprendre dans ma cabane parquelqu'un qui venait me consulter sur quelque point de doctrine; Mais iln'en fallut pas davantage pour mettre en mouvement les langues de cespaïens. Je jugeai donc prudent de leur glisser entre les doigts enmontant à bord d'un caboteur levantin et en laissant le Koran inachevé.

«La chose vaut peut-être autant, car ce serait une cruelle épreuve quede renoncer aux femmes chrétiennes et au porc pour leurs houris quifleurent l'ail et leurs maudits kybobs de mouton.

Pendant cette conversation, nous avions traversé Farnham et Botley; nousnous trouvions alors sur la route de Bishopstoke.

En cet endroit, le sol change de nature: le calcaire fait place ausable, en sorte que les fers de nos chevaux ne rendaient plus qu'un sonsourd.

Cela n'était point fait pour gêner notre conversation ou plutôt celle demon compagnon; car je me bornais au rôle d'auditeur.

À la vérité, j'avais l'esprit si plein d'hypothèses sur ce qui nousattendait et de pensées, qui allaient au foyer que je laissais derrièremoi, que je n'étais guère en veine de propos plaisants.

Le ciel était un peu nébuleux, mais la lune brillait d'un éclatmétallique à travers les déchirures des nuages et nous montrait devantnous un long ruban de route.

Les deux côtés étaient disséminés des maisons avec jardins, sur lespentes, qui descendaient vers la route.

On sentait dans l'air une lourde et fade odeur de fraises.

—Avez-vous jamais tué un homme dans un moment de colère? demanda Saxon,pendant que nous galopions.

—Jamais, répondis-je.

—Là! vous reconnaîtrez alors que quand vous entendez le cliquetis del'acier contre l'acier, et que vous regardez dans les yeux de votreadversaire, vous oubliez à l'instant toutes les règles, toutes lesmaximes, tous les préceptes de l'escrime que vous ont enseignés votrepère ou d'autres.

—J'ai appris fort peu de ces choses-là, dis-je. Mon père ne m'a apprisqu'à porter un bon et franc coup droit. Ce sabre ci peut trancher unebarre de fer d'un pouce d'épaisseur.

—La sabre de Scanderbeg a besoin du bras de Scanderbeg, remarqua-t-il.J'ai constaté que c'était une lame du meilleur acier. C'est là un de cesvéritables arguments de jadis pour faire entrer un texte, ou expliquerun psaume, tel qu'en dégainaient les fidèles du temps jadis, alorsqu'ils prouvaient l'orthodoxie de leur religion par des coups et desbourrades apostoliques. Ainsi donc vous n'avez pas fait beaucoupd'escrime?

—J'en ai très peu fait, presque pas, dis-je.

—Cela vaut presque autant. Pour un vieux manieur d'épée qui a fait sespreuves comme moi, le point capital est de connaître son arme, mais pourun jeune Hotspur de votre sorte, il y a beaucoup à espérer de la forceet de l'énergie. J'ai remarqué bien des fois que les gens les plusadroits dans le tir à l'oiseau, dans l'art de fendre la tête de turc, etd'autres sports, sont toujours des traînards sur le champ de bataille.Si l'oiseau était, lui aussi, armé d'une arbalète, avec une flèche surla corde, si le turc avait un poing aussi bien qu'une tête, votrefreluquet aurait tout juste les nerfs assez solides pour son jeu. MaîtreClarke, j'en suis certain, nous serons d'excellents camarades. Quedit-il, le vieux Butler?

Jamais fidèle écuyer ne fit mieux le saut avec un chevalier.
Jamais chevalier ne fit mieux le saut avec un écuyer.

«Voilà plusieurs semaines que je n'ai pas osé citer Hudibras parcrainte de mettre le Covenant en ébullition dans les veines du vieux.

—Si vraiment nous devons être camarades, dis-je d'un ton rude, il fautque vous appreniez à parler avec plus de respect et moins dedésinvolture au sujet de mon père. Il ne vous aurait jamais accordél'hospitalité, s'il avait entendu l'histoire que vous m'avez racontée,il n'y a qu'un instant.

—C'est probable, dit l'aventurier en riant sous cape. Il y a pas mal dechemin entre une mosquée et un conventicule. Mais n'ayez pas la tête sichaude, mon ami. Il vous manque cette égalité de caractère que vousacquerrez, sans aucun doute, en vos années de maturité. Comment! mongarçon, moins de cinq minutes après m'avoir vu, vous allez m'assommer àcoups de rame, et depuis lors vous avez toujours été sur mes talonscomme un chien de meute, tout prêt à donner de la voix, pour peu que jemette le pied sur ce que vous appelez la ligne droite. Songez-y, vousallez vous trouver au milieu de gens qui se battent à l'occasion de lamoindre querelle. Un mot de travers et un coup de rapière se suivent deprès.

—Êtes-vous dans ces dispositions-là? répondis-je avec vivacité. J'ai lecaractère paisible, mais des menaces déguisées, des bravades voilées, jene les tolérerai pas.

—Diantre! s'écria-t-il, je vois que vous vous disposez à me couper enmorceaux et à m'envoyer ainsi par morceaux au camp de Monmouth. Non,nous aurons assez à nous battre, sans nous chercher noise mutuellement.Quelles sont ces maisons, à gauche?

—C'est le village de Swathling, répondis-je. Les lumières deBishopstoke brillent à droite, dans le creux.

—Alors nous avons fait quinze milles de notre trajet, et il me semblequ'on voit déjà une faible lueur d'aube. Hallo! qu'est-ce que cela? Ilfaut que les lits soient rares pour que les gens dorment sur les grandesroutes.

Une tache sombre que j'avais remarquée sur la chaussée en avant de nousdevint à une approche un corps humain, étendu de tout son long, la facecontre terre, la tête posant sur ses bras croisés.

—Un homme qui aura fait la fête, à l'auberge du village sans doute?remarquai-je.

—Il y a du sang dans l'air, dit Saxon en relevant son nez recourbécomme un vautour qui flaire la charogne.

La lueur pâle et froide de la première aube, tombant sur des yeux grandsouverts et sur une face exsangue me prouva que l'instinct du vieuxsoldat ne l'avait pas trompé et que l'homme avait rendu le derniersoupir.

—Voilà de la belle besogne; dit Saxon en s'agenouillant à côté ducadavre et lui mettant les mains dans les poches, des vagabonds sansdoute! Pas un farthing dans les poches! Pas même la valeur d'un boutonde manchette pour payer son enterrement.

—Comment a-t-il été tué? demandai-je, plein d'horreur en voyant cettepauvre face sans expression, maison vide, dont l'habitant était parti.

—Un coup de poignard par derrière, et un coup sec sur la tête avec lacrosse d'un pistolet. Il ne peut pas être mort depuis longtemps, etcependant il n'a pas un denier sur lui. Pourtant c'était un hommed'importance, à en juger par ses vêtements: du drap fin, d'après letoucher, culottes de velours, boucles d'argent aux souliers. Les coquinsont dû faire un riche butin sur lui. Si nous pouvions les rattraper,Clarke, ce serait une grande et belle chose.

—En effet, ce serait beau! m'écriai-je avec enthousiasme. Quelle tâcheplus noble que de faire justice d'assassins aussi lâches!

—Peuh! Peuh! s'écria-t-il. La justice est une dame sujette auxglissades et l'épée qu'elle porte a deux tranchants. Il pourrait bien sefaire qu'en notre rôle de rebelles, nous ayons de la justice à enrevendre. Si je songe à poursuivre ces voleurs, c'est pour que nous lessoulagions de leur spolia opima, en même temps que des autres chosesprécieuses qu'ils ont pu amasser illégalement. Mon savant ami le Flamandétablit que ce n'est point voler que de voler un voleur. Mais oùallons-nous cacher ce corps?

—Pourquoi le cacherions-nous? demandai je.

—Eh! l'ami, si ignorant que vous soyez des choses de la guerre ou desprécautions du soldat, vous devez voir que si l'on trouvait ce cadavreici, on crierait au meurtre dans tout le pays, et que des inconnus commenous seraient arrêtés comme suspects. Et si nous arrivions à nousjustifier, ce qui n'est pas chose facile, le juge de paix voudrait aumoins savoir d'où nous venons, où nous allons; et tout cela finirait pardes recherches qui ne présagent rien de bon.

«Ainsi donc, mon ami inconnu et silencieux, reprit-il, je vais prendrela liberté de vous traîner jusque dans les broussailles. Il est probableque vous y passerez au moins un ou deux jours sans qu'on s'aperçoive devotre présence, et qu'ainsi vous ne causerez pas d'ennuis à d'honnêtesgens.

—Au nom du Ciel, ne le traitez pas avec cette brutalité, m'écriai-je ensautant à bas de mon cheval, et posant ma main sur le bras de moncompagnon. Il n'est nullement nécessaire de le traîner avec autant desans-gêne. Puisqu'il faut l'enlever d'ici, je le transporterai avec tousles égards nécessaires.

En disant ces mots, je pris le corps entre mes bras. Je le portai dansun amas d'ajoncs en fleur près de la route, je l'y déposai avec respectet ramenai les branches sur lui pour le cacher.

—Vous avez les muscles d'un bœuf et un cœur de femme, marmotta moncompagnon. Par la Messe, il avait raison, ce chanteur de psaumes encheveux blancs, car, si ma mémoire est fidèle, il a dit quelque chose dece genre. Quelques poignées de poussière feront disparaître les taches.Maintenant nous pouvons nous remettre en route sans crainte d'êtreappelés à répondre des crimes d'un autre. Je vais seulement serrer maceinture et sans doute nous serons bientôt hors de danger.

«J'ai eu affaire, reprit Saxon, pendant que nous reprenions notrechevauchée, à bien des gentilshommes de cette espèce, avec les brigandsalbanais, les banditti piémontais, les lansquenets, lesfrancs-cavaliers du Rhin, les picaroons d'Algérie, et autres de leurspareils. Cependant je ne puis m'en rappeler un seul qui ait pu prendresa retraite en sa vieillesse avec une fortune suffisante. C'est uncommerce toujours précaire, et qui doit finir tôt ou tard par une dansedans le vide au bout d'une corde raide, avec un bon ami vous tirant detoute sa force par les jambes pour vous débarrasser de l'excès desouffle qui peut vous rester.

—Et tout ne finit pas là! remarquai-je.

—Non, il y a de l'autre côté Tophet et le feu de l'enfer. Ainsi nousl'apprennent nos bons amis les curés. Eh bien, si l'on ne réussit pas àgagner de l'argent dans ce monde, si l'on finit par y être pendu, et sil'on doit enfin brûler éternellement, il est certain qu'on s'est engagédans une route semée d'épines. Mais d'autre part, si l'on parvient àmettre la main sur une bourse bien garnie, ainsi que l'on fait cettenuit ces coquins, on peut bien risquer quelque chose, dans le monde àvenir.

—Mais, dis-je, à quoi leur servira cette bourse pleine? De quelleutilité seront les vingt ou trente pièces enlevées à ce malheureux parces coquins, quand sonnera leur dernière heure?

—C'est vrai, dit sèchement Saxon, mais elles pourront leur rendrequelques services en attendant. Vous dites que c'est là Bishopstoke? Quesont ces lumières qu'on voit plus loin?

—Elles viennent de Bishop's Waltham, répondis je.

—Il faut aller plus vite, car je tiendrais beaucoup à être à Salisburyavant qu'il fasse grand jour.

«Nous y donnerons du repos à nos cheveux jusqu'au soir, et nous nousreposerons aussi, car l'homme et la bête ne gagnent rien à arriverfourbus sur le théâtre de la guerre.

«Pendant toute cette journée, on ne verra pas que courriers surcourriers par toutes les routes de l'ouest.

«Il y aura peut être aussi des patrouilles de cavalerie et nous nepourrons y montrer nos figures sans risquer d'être arrêtés etinterrogés.

«Or, si nous restons dedans pendant le jour, et si nous reprenons notrevoyage à la tombée de la nuit, en nous écartant de la grande route ettraversant la plaine de Salisbury et les dunes du comté de Somerset,nous arriverons probablement au but sans accident.

—Mais si Monmouth avait engagé la lutte avant que nous soyons arrivés?

—Alors nous aurons manqué une occasion de nous faire couper la gorge.

«Hé! l'ami, en supposant qu'il ait été mis en déroute, et son mondedispersé, ne serait-ce pas une fameuse idée de notre part que de nousprésenter comme deux loyaux yeomen, qui auraient fait à cheval tout letrajet depuis le Hampshire, pour frapper un coup contre les ennemis duRoi?

«Nous pourrions obtenir un présent en argent ou en terre commerécompense de notre zèle...

«Non, ne froncez pas le sourcil, ce n'était qu'une plaisanterie.

«Laissons souffler nos chevaux en montant cette côte au pas.

«Mon genêt est aussi frais qu'au départ, mais votre grande carcassecommence à peser sur votre gris pommelé.

La tache lumineuse de l'orient s'était allongée et élargie.

Le ciel était parsemé de petites aigrettes écarlates formées par desnuages.

Comme nous franchissions les collines basses près du gué de Chandler etRomsey, nous pûmes voir la fumée de Southampton au Sud-Est, et la vasteet sombre masse de la New Forest sur laquelle planait la brume matinale.

Quelques cavaliers passèrent près de nous, jouant de l'éperon, et troppréoccupés de leurs affaires pour s'enquérir des nôtres.

Deux ou trois charrettes, et une longue file de chevaux de bât, dont lacharge consistait principalement en ballots de laine arrivèrent fortespacés par un chemin, de traverse.

Les conducteurs nous ôtèrent leurs chapeaux et nous souhaitèrent bonvoyage.

À Dunbridge, les habitants commençaient à se mettre en mouvement.

Ils enlevaient les volets des cottages et venaient à la barrière deleurs jardins pour nous voir passer.

Lorsque nous entrâmes à Dean, le grand soleil rouge élevait son globerosé au-dessus de l'horizon.

L'air s'emplissait du bourdonnement des insectes et des doux parfums dumatin.

Nous mîmes pied à terre dans le dernier village et bûmes un verre d'alependant que nos chevaux se reposaient et se désaltéraient.

L'hôtelier ne put nous donner aucun renseignement au sujet des insurgéset paraissait d'ailleurs se soucier fort peu que l'affaire tournât dansun sens ou dans l'autre.

—Tant que le brandy paiera un droit de six shillings huit pence pargallon et qu'avec le fret et le coulage il reviendra à unedemi-couronne, dont je compte bien tirer douze shillings, peu m'importeque tel ou tel soit roi d'Angleterre. Parlez-moi d'un roi quiempêcherait la maladie du houblon, je suis son homme.

Telle était la politique de l'hôtelier, et j'oserai dire qu'il y enavait bien d'autres qui pensaient comme lui.

De Dean à Salisbury, on va en droite ligne à travers de la lande, desmarais, des bourbiers de chaque côté de la route, sans autre halte quele hameau d'Aldesbury, à cheval sur la limite même du comté de Wilts.

Nos montures, ragaillardies par un court repos, allaient d'un bon train.

Ce mouvement rapide, l'éclat du soleil, la beauté du matin, toutconcourait à nous égayer l'esprit, à nous remonter, après l'abattementque nous avaient causé notre longue chevauchée nocturne et l'incident duvoyageur assassiné.

Les canards sauvages, les macreuses, les bécasses partaient à grandbruit des deux côtés de la route au son des fers des chevaux.

Une fois, une harde de daims rouges se dressa au milieu de la fougère ets'enfuit dans la direction de la forêt.

Une autre fois, comme nous passions devant un épais bouquet d'arbres,j'entrevis une créature de formes indécises, à demi cachée par lestroncs des arbres, et qui était sans doute, à ce que j'imagine, un deces bœufs sauvages dont j'ai entendu les paysans parler, êtres, qui,d'après eux, habitent les profondeurs des forêts du sud et sont sifarouches, si intraitables que nul n'ose en approcher.

L'étendue de la perspective, la fraîcheur piquante de l'air, lasensation toute nouvelle d'une grande tâche à accomplir, tout concouraità faire circuler dans mes veines comme une vie ardente, et telle que letranquille séjour au village n'eût jamais pu me la donner.

Mon compagnon, avec sa supériorité d'expérience, éprouvait aussi cetteinfluence car il se mit à chanter d'une voix fêlée une chanson monotone,qui, prétendait-il, était une ode orientale et qui lui avait été apprisepar la sœur cadette de l'Hospodar de Valachie.

—Parlons un peu de Monmouth, remarqua-t-il, revenant soudain auxréalités de notre situation. Il est peu probable qu'il soit en étatd'entrer en campagne avant quelques jours, quoiqu'il soit d'extrêmeimportance pour lui de frapper un coup sans retard, de façon à exciterle courage de ses partisans avant d'avoir sur les bras les troupes duroi.

«Remarquez-le, il lui faut non seulement trouver des soldats, maisencore les armer, et il est probable que ce sera plus difficile encore.

«Supposons qu'il réussisse à rassembler cinq mille hommes—et il ne peutfaire un mouvement avec un nombre inférieur—il n'aura pas un mousquetpar cinq hommes. Le reste devra se tirer d'affaires avec des piques, desmassues et les armes primitives qu'on pourra trouver.

«Tout cela prend du temps; il y aura peut-être des escarmouches, maissans doute aucun engagement sérieux avant notre arrivée.

—Lorsque nous le rejoindrons, il aura débarqué depuis trois ou quatrejours, dis-je.

—C'est bien peu de temps, avec son petit état-major d'officiers pourenrôler ses hommes et les organiser en régiments. Je ne m'attends guèreà le trouver à Taunton, quoiqu'on nous y ait envoyés. Avez-vous entenduparler de riches Papistes dans ce pays?

—Je ne sais, répondis-je.

—S'il y en avait, il y aurait des caisses d'orfèvrerie, de la vaisselled'argent, sans parler des bijoux de Milady et autres bagatelles propresà récompenser un fidèle soldat.

«Que serait la guerre sans le pillage?

«Une bouteille sans vin, une coquille sans huître.

«Voyez-vous là-bas cette maison qui regarde furtivement entre lesarbres. Je parie qu'il y a sous ce toit un tas de bonnes choses, quevous et moi nous les aurions, rien qu'on prenant la peine de lesdemander, pourvu que nous les demandions, le sabre bien en main. Vousm'êtes témoin que votre père m'a fait présent de ce cheval, qu'il ne mel'a point prêté?

—Alors pourquoi dites-vous cela?

—De peur qu'il ne réclame la moitié du butin que je pourrai faire. Quedit mon érudit Flamand dans le chapitre intitulé: «An qui militi equumproebuit proedoe ab eo captoe particeps esse debeat?» ce qui signifie:«Si celui qui prête un cheval à un soldat, doit avoir part au butin faitpar celui-ci?»

«En ce passage, il cite le cas d'un commandant espagnol, qui avait prêtéun cheval à l'un de ses capitaines, et le capitaine ayant faitprisonnier le général ennemi, le commandant l'assigna en justice pouravoir la moitié des vingt mille couronnes auxquelles se monta la rançondu prisonnier. Un cas analogue est rapporté par le fameux PetrinusBellus en son livre: «De Re militari» lecture favorite des chefs degrand renom.

—Je puis vous promettre, dis-je, que jamais mon père ne vous feraaucune réclamation, de ce genre. Voyez-vous, là, par-dessus la cime dela colline, comme le soleil fait briller le haut clocher de lacathédrale, qui semble comme un gigantesque doigt de pierre, montrant laroute que tout homme doit suivre.

—Il y a une belle provision d'orfèvrerie et d'argenterie dans ces mêmeséglises, dit mon compagnon. Je me souviens qu'à Leipzig, au temps de mapremière campagne, je mis la main sur un chandelier, que je fus forcé devendre à un brocanteur juif pour un quart de sa valeur; et pourtant,même à ce prix-là, j'en eus assez pour remplir de grosses pièces monhavresac.

Pendant qu'il parlait, il se trouva que la jument de Saxon avait gagnéune où deux longueurs sur ma monture, ce qui me permit de le considérerà loisir sans tourner la tête.

Pendant notre chevauchée, j'avais eu trop peu de lumière pour juger del'air qu'il avait sous son équipement, je fus stupéfait du changementque cela avait produit chez mon homme.

Habillé en simple particulier, sa maigreur extrême, la longueur de sesmembres lui donnaient l'air gauche, mais à cheval, sa face maigre etsèche, vue sous son casque d'acier, sa cuirasse et son justaucorps debuffle élargissant son corps, ses hautes bottes de cuir souple montantjusqu'à mi-cuisse, il avait bien l'air du vétéran qu'il prétendait être.

L'aisance avec laquelle il se tenait en selle, l'expression hautaine ethardie de sa figure, la grande longueur de ses bras, tout indiquaitl'homme capable de bien jouer son rôle dans la mêlée.

Son langage seul m'inspirait peu de confiance, mais son attitudesuffisait aussi pour convaincre un novice que c'était un hommeprofondément expérimenté dans les choses de la guerre.

—Voici l'Aven qui brille parmi les arbres, remarquai-je. Nous sommes àenviron trois milles de la ville de Salisbury.

—Voici un beau clocher, dit-il en jetant un regard sur la haute tour depierre qui se dressait devant nous. On dirait que les gens d'autrefoispassaient leur vie à entasser pierres sur pierres.

«Et pourtant l'histoire nous conte de rudes batailles, nous parle debons coups donnés! Cela prouve qu'ils avaient des loisirs pour sedistraire par des exercices guerriers, et qu'ils n'étaient pas toujoursoccupés à des besognes de maçons.

—En ce temps-là, l'Église était rude, répondis-je, en secouant mesrênes, car Covenant commençait à donner des signes de paresse. Maisvoici quelqu'un qui pourrait peut-être nous donner des nouvelles de laguerre.

Un cavalier, dont l'extérieur indiquait qu'il avait dû faire une longueet pénible traite, s'approchait rapidement vers nous.

Homme et cheval étaient pareillement couverts de poussière grise,barbouillés de boue.

Néanmoins l'homme se mit au galop en laissant aller les rênes, et en secourbant sur l'encolure comme un homme pour lequel une foulée de plus ade la valeur.

—Holà! hé, l'ami, s'écria Saxon, en dirigeant sa jument de façon àbarrer la route sur le passage de l'homme, quoi de nouveau dans l'Ouest?

—Je ne dois pas m'attarder, dit le messager d'une voix haletante, enralentissant un instant son allure, je porte des papiers importantsenvoyés par Gregory Alford, maire de Lyme, pour le Conseil de SaMajesté.

«Les Rebelles lèvent la tête, et se rassemblent comme les abeilles autemps de l'essaimage. Il y en a déjà quelques milliers en armes, et toutle comté de Devon s'agite.

«La cavalerie rebelle, commandée par Lord Grey, a été chassée deBridport par la milice rouge de Dorset, mais tous les whigs à l'oreilleen pointe, depuis le Canal jusqu'à la Severn, vont rejoindre Monmouth.

Et après ce bref résumé des nouvelles, il nous dépassa et reprit saroute à grand bruit, au milieu d'un nuage de poussière, pour remplir samission.

—Ainsi donc voilà la bouillie sur le feu, dit Decimus Saxon, lorsquenous nous remîmes en marche, maintenant qu'il y a des peaux trouées, lesrebelles peuvent tirer les épées et jeter les fourreaux. Ou bien c'estla victoire pour eux, ou bien leurs quartiers seront accrochés danstoutes les villes du royaume qui ont un marché. Hé! mon garçon, nousjetons une basse carte pour une belle mise.

—Remarquez que Lord Grey a éprouvé un échec, dis-je.

—Peuh! cela n'a pas d'importance. Une escarmouche de cavalerie, tout auplus, car il est impossible que Monmouth ait amené le gros de ses forcesà Bridport, et s'il avait pu l'y amener, il s'en serait gardé, car cetendroit n'est pas sur sa route.

«Ça été une de ces affaires qui se composent de trois coups de feu et untemps de galop, où chacun des combattants gagne au large en s'attribuantla victoire. Mais nous voici dans les rues de Salisbury. Maintenantlaissez-moi la parole. Sans quoi votre maudite véracité peut nous fairefaire la culbute avant que l'heure ait sonné.

Nous descendîmes la large Grand-Rue pour mettre pied à terre devantl'Hôtellerie du Sanglier Bleu.

Nous confiâmes nos chevaux fatigués au valet d'écurie, auquel Saxon fitde minutieuses recommandations au sujet de la façon de les soigner, enparlant à très haute voix, et émaillant ses propos de nombreux et rudesjurons soldatesques.

Après quoi, il fit une entrée bruyante dans la salle commune, s'assitsur une chaise, posa ses pieds sur une autre chaise, et fit comparaîtrel'hôtelier devant lui, pour lui faire connaître nos besoins, sur un tonet avec des façons bien propres à lui donner une haute idée de notrecondition.

—Ce que vous avez de mieux, et tout de suite, dit-il. Tenez prête votreplus grande chambre à coucher à deux lits, auxquels vous mettrez lesdraps les plus fins, parfumés à la lavande, car nous avons fait unfatigant trajet à cheval, et nous avons besoin de repos.

«Et puis, vous m'entendez bien, hôtelier, n'essayez pas de nous fairepasser de vos marchandises éventées et moisies pour des denréesfraîches, non plus que de votre lessive de vin français pour du Hainautauthentique.

«Je tiens à vous faire savoir que mon ami et moi nous sommes despersonnages qui jouissent de quelque considération dans le monde, bienque nous ne pensions pas devoir faire connaître nos noms au premiercroquant venu.

«Faites donc en sorte de bien mériter de nous, ou autrement ce sera tantpis pour vous.

Ce discours, ainsi que les façons hautaines et l'air farouche de moncompagnon, produisit tant d'effet sur l'hôtelier qu'il nous servitaussitôt un déjeuner qui avait été préparé pour trois officiers desBleus, lesquels l'attendaient dans la pièce voisine.

Il leur fallut passer une demi-heure de plus à jeun.

Nous entendions fort bien leurs jurons et leurs plaintes pendant quenous dévorions leur chapon et leur pâté de gibier.

Lorsque nous eûmes fait ce bon repas, arrosé d'une bouteille deBourgogne, nous montâmes à notre chambre, pour étendre sur les lits nosmembres fatigués, et nous fûmes bientôt plongés dans un profond sommeil.

IX-Une passe d'armes au Sanglier Bleu.

Je dormais depuis quelques heures, lorsque je fus réveillé brusquementpar un fracas prodigieux, suivi d'un bruit d'armes entrechoquées et decris perçants qui parvenaient du rez-de-chaussée.

Je me levai aussitôt.

Je m'aperçus que le lit qu'avait occupé mon camarade était vide, et quela porte de la chambre était ouverte.

Comme le vacarme continuait et qu'il me semblait y reconnaître sa voix,je pris mon épée et sans prendre le temps de me couvrir de mon casque,de ma cuirasse et de mes brassards, je courus vers l'endroit où avaitlieu cette scène de désordre.

Le vestibule et le corridor étaient encombrés de sottes servantes et devoituriers, qui restaient là, ouvrant de grands yeux, et que le vacarmeavait attirés, comme moi.

Je me frayai passage à travers ces gens, jusque dans la salle où nousavions déjeuné le matin, et où régnait la plus grande confusion.

La table ronde, qui en occupait le centre, avait été renversée et troisbouteilles de vin brisées.

Des pommes, des poires, des noix, les morceaux des assiettes qui lesavaient contenues, jonchaient le sol.

Deux paquets de cartes et un cornet à dés gisaient parmi les débris dufestin.

Près de la porte, Decimus Saxon était debout, la rapière nue en main,une seconde rapière sous ses pieds.

En face de lui, un jeune officier en uniforme bleu, la figure pourpre deconfusion et de colère, jetant autour de lui des regards furieux commes'il cherchait une arme pour remplacer celle qu'on lui avait enlevée.

Il aurait pu servir de modèle à Cibber ou à Gibbons pour une statuereprésentant la rage impuissante.

Deux autres officiers, portant le même uniforme bleu, étaient deboutprès de leur camarade, et comme je les avais vus mettre la main sur lagarde de leurs épées, je pris place à côté de Saxon, en me tenant prêt àfrapper, si l'occasion se présentait.

—Qu'est-ce que dirait le maître d'armes, le maître d'escrime? raillaitmon compagnon. M'est avis qu'il serait cassé de son emploi pour ne vousavoir point appris à faire meilleure figure. Foin de lui! Est-ce ainsiqu'il enseigne aux officiers de la garde de Sa Majesté à se servir deleurs armes?

—Cette raillerie, monsieur, dit le plus âgé des trois, un homme trapu,brun, aux gros traits, n'est pas imméritée. Et pourtant, vous auriez puvous en dispenser. Je me permets de trouver que notre ami vous a attaquéavec un peu trop de précipitation et qu'un soldat aussi jeune aurait dûtémoigner un peu plus de déférence à un cavalier aussi expérimenté quevous.

L'autre officier, personnage aux traits fins, à l'air noble, s'exprimad'une façon presque identique.

—Si ces excuses sont admises, dit-il, je suis prêt à y ajouter lesmiennes. Si toutefois on en demande davantage, je serai heureux deprendre la querelle à mon compte.

—Non, non, ramassez votre poinçon, répondit Saxon, d'un ton debonhomie, en poussant du pied la rapière du côté de son tout jeuneadversaire, seulement faites attention à ceci: quand vous vous fendez àfond, dirigez votre pointe en bas plutôt qu'en haut. Sans quoi vousrisquez d'exposer votre poignet au coup de votre adversaire, qui, sansdoute, ne manquera pas de vous désarmer. Qu'on tire en quarte, en tierceou en seconde, la même règle est applicable.

Le jeune homme remit son épée au fourreau, mais il était si confusd'avoir été battu avec tant de facilité, et de la façon dédaigneuse dontson adversaire le renvoyait, qu'il fit demi-tour et sortit.

Pendant ce temps, Decimus Saxon et les deux officiers se mirent àl'œuvre pour redresser la table et rétablir un ordre relatif dans lapièce.

Je fis de mon mieux pour les y aider.

—J'avais en main trois dames aujourd'hui pour la première fois,grommela le soldat de fortune. J'allais les annoncer quand ce jeune coqm'a sauté à la gorge. C'est également lui qui nous a causé la perte detrois bouteilles du meilleur vin. Lorsqu'il aura bu du vin détestableautant qu'il m'a fallu en avaler, il ne sera pas aussi pressé d'engaspiller du bon.

—C'est un gamin qui a la tête chaude, dit le plus âgé des officiers, etquelques instants de réflexions solitaires ajoutés à la leçon que vouslui avez donnée pourront lui être utiles. Quant au vin muscat, la perteen sera aisément réparée, d'autant plus joyeusem*nt que votre ami iciprésent nous aidera à le boire.

—J'ai été réveillé par le bruit des armes, dis-je, et maintenant je medoute à peine de ce qui est arrivé.

—Bah! une simple dispute de cabaret, que l'habileté et la jugement devotre ami a empêchée de tourner au sérieux. Je vous en prie, prenezcette chaise à fond de jonc, et vous Jack, commandez le vin. Si notrecamarade a répandu la dernière bouteille, c'est à nous à offrircelle-ci, et du meilleur qu'il y ait à la cave.

«Nous faisions une partie de bossette, ou Mr Saxon ici présent faisaitpreuve de la même habileté qu'au maniement de l'épée de combat.

«Le hasard a fait tourner la chance contre le jeune Horsford, ce quisans doute l'a disposé à prendre trop vite les choses du mauvais côté.

«Au cours de la conversation, votre ami, parlant de ce qu'il avait vu endifférents pays, remarqua que les troupes de la garde, en France,semblaient soumises à une discipline plus stricte que nos régiments.

«Sur ces mots, Horsford a pris feu, et après quelques paroles vives, ilsse sont trouvés comme vous les avez vus, face à face, l'épée tirée.

«Le petit n'a pas encore fait campagne. Aussi est-il très désireux deprouver qu'il a du courage.

—En quoi, dit l'officier de haute taille, il a montré assez peud'égards pour moi, car si les propos avaient été offensants, c'eût été àmoi de les relever, en ma qualité de capitaine plus ancien et major àbrevet, et non à un petit bout d'enseigne, qui en sait tout juste assezpour faire l'exercice à sa troupe.

—Vous parlez raison, Ogilvy, dit l'autre officier en reprenant sonsiège près de la table et essuyant les cartes qui avaient étééclaboussées par le vin.

«Si la comparaison avait été faite par un officier de la garde de Louisdans le but d'insulter et par bravade, il aurait été à propos pour nousde risquer une passe.

«Mais ces mots venant d'un Anglais mûri par l'expérience ne peuventconstituer qu'une critique instructive dont on devrait profiter au lieude s'en fâcher.

—C'est vrai, Ambroise, répondit l'autre, sans des critiques de cettesorte, une armée moisit sur place, et elle ne peut espérer de semaintenir au niveau de ces troupes continentales qui rivalisent sanscesse entre elles à qui deviendra la plus efficace.

Je fus si enchanté d'entendre ces officiers faire ces remarques pleinesde bon sens, que je fus vraiment heureux d'avoir l'occasion de faireplus ample connaissance avec eux par l'intermédiaire d'une bouteilled'excellent vin.

Les préjugés de mon père m'avaient amené à croire qu'un officier du Roine pouvait être autre chose qu'un composé du fat et du fanfaron, mais jereconnus, devant la réalité, que cette idée-là était comme presquetoutes celles qu'on accepte de confiance, dépourvue de tout fondement.

En fait, s'ils avaient été vêtus d'habits moins guerriers, si on leuravait ôté leurs épées et leurs bottes montantes, on aurait pu lesprendre pour des gens remarquables par la douceur de leurs manières, carleur causerie roulait sur des sujets de science.

Ils discutaient sur les recherches de Boyle, sur le passage de l'air,d'un rire fort grave, et avec grand étalage de connaissances.

En même temps, leurs mouvements alertes, et leur port viril prouvaientqu'en cultivant le lettré, ils n'avaient point sacrifié le soldat.

—Puis-je vous demander, dit l'un d'eux en s'adressant à Saxon, si aucours de vos nombreux voyages, vous avez jamais rencontré un de cessages, de ces philosophes qui ont valu tant d'honneur et de gloire à laFrance et à l'Allemagne?

Mon compagnon parut embarrassé.

Il avait l'air d'un homme qu'on met sur un terrain qui n'est pas lesien.

—Il y en avait en effet un à Nuremberg, dit-il, un certain Gervinus ouGervianus qui, d'après les on-dit, était capable de changer un morceaude fer en un lingot d'or aussi aisément que je change en cendres cetabac. Le vieux Pappenheimer l'enferma avec une tonne de métal, en lemenaçant de lui faire subir les poucettes s'il ne le changeait pas enpièces d'or.

«Je puis vous garantir qu'il n'y avait pas un jaunet dans la tonne, carj'étais capitaine de la garde, et je fouillai minutieusem*nt la prison.Je le dis à mon regret, car j'avais ajouté de mon chef une petite grillede fer au tas, dans l'espoir que s'il y avait quelques métamorphose dece genre, il serait bon que j'eusse ma petite part du l'expérience.

—L'Alchimie, la transmutation des métaux et d'autres choses de cettesorte ont été rejetées par la véritable science, remarqua le grandofficier. Même le vieux Sir Thomas Browne, de Norwich, qui fut toujoursporté à plaider la cause des Anciens, ne trouve rien à dire en faveur deces idées. Depuis Trismegiste, en passant par Albert le Grand, Thomasd'Aquin, Raymond Lulle, Basile Valentin, Paracelse et les autres, il n'yen a pas un qui ait laissé derrière lui autre chose qu'un nuage de mots.

—Et le coquin dont je parle n'en laissa pas davantage, dit Saxon. Il yen eut un autre, Van Helstadt, qui était un savant. Il tirait deshoroscopes moyennant un petit tarif ou honoraire. Je n'ai jamais connud'homme aussi avisé que lui, il parlait planètes, constellations, commes'il les gardait toutes dans son arrière-cour. Il ne faisait pas plus decas d'une comète que si c'était une orange de Chine pourrie, et il nousen expliquait la nature, en disant que c'étaient tout simplement desétoiles ordinaires dans lesquelles on avait fait un trou, par oùsortaient leurs intestins, leurs entrailles. C'était un vrai philosophe,celui-là.

—Et avez-vous jamais mis son habileté à l'épreuve? demanda l'un desofficiers en souriant.

—Non, pas moi, car je me suis toujours tenu à l'écart de la magienoire, et de toute la diablerie de cette espèce. Mon camarade PierreScotton, qui était oberst (colonel) dans la brigade de cavalerieimpériale, lui paya un noble à la rose pour se faire dévoiler sonavenir.

«Si je m'en souviens bien, les étoiles dirent qu'il aimait trop le vinet les femmes: il avait l'œil coquin, et le nez couleur d'escarboucle.

«Elles lui prédirent aussi qu'il aurait un jour le bâton de maréchal,qu'il mourrait à l'âge mûr, et tout cela aurait bien pu arriver s'iln'était pas tombé de cheval un mois après à Obergraustock et s'iln'avait pas péri sous les fers de ses propres chevaux.

«Ni les planètes, ni même le maréchal-ferrant du régiment, hommed'expérience pourtant, n'auraient pu prédire que l'animal aurait crevéaussi complètement.

Les officiers rirent à gorge déployée de la façon de voir de moncompagnon et se levèrent de leurs chaises, car la bouteille était finie,et il se faisait tard.

—Nous avons de la besogne à faire par ici, dit l'un d'eux, celui quiavait répondu au nom d'Ogilvy. En outre, il nous faut retrouver notrejeune sot et lui démontrer qu'il n'y a rien de déshonorant à êtredésarmé par un tireur d'épée aussi exercé. Nous devons préparer lesquartiers pour le régiment, qui doit se réunir aux troupes de Churchilldès ce soir. Vous aussi, vous êtes envoyés dans l'Ouest, à ce que jepense.

—Nous faisons partie de la maison du duc de Beaufort, dit Saxon.

—Ah! vraiment! je croyais que vous apparteniez au régiment jaune demilice de Portman. Je compte que le Duc armera, autant de monde quepossible et qu'il occupera le tapis jusqu'à l'arrivée des troupesroyales.

—Combien d'hommes amènera Churchill? demanda mon compagnon d'un airindifférent.

—Huit cents chevaux au plus, mais milord Feversham suivra avec bienprès de quatre mille fantassins.

—Nous nous rencontrerons peut-être sur le champ de bataille, sinonavant, dis-je.

Et nous fîmes des adieux pleins de cordialité à nos excellents ennemis.

—Voilà qui n'est pas mal comme équivoque, maître Micah, dit DecimusSaxon, et cela vous a un parfum de restriction mentale chez un hommeépris de véracité comme vous. Si jamais nous les rencontrons sur lechamp de bataille, j'espère bien que ce sera derrière des chevaux defrise faits de piques et de morgenstierns, et doublés, en avant, d'unerangée de chausse-trapes, car Monmouth n'a pas de cavalerie capable detenir un instant contre la garde royale.

—Comment en êtes-vous venu à faire leur connaissance? demandai-je.

—J'ai dormi quelques heures à peine, mais j'ai appris dans les camps àme contenter d'un court sommeil. Vous voyant profondément endormi, etentendant là-bas le bruit du cornet à dés, je suis descendu toutdoucement, et j'ai trouvé le moyen de prendre part à leur jeu, ce quim'a enrichi de trente guinées et aurait pu m'enrichir encore davantage,si ce jeune imbécile n'avait pas sauté sur moi, ou si la conversationn'avait pas dévié ensuite du côté de sujets indécents, comme les lois dela chimie et le reste.

«Je vous le demande quel rapport y a-t-il entre la cavalerie bleue de lagarde et les lois de la chimie!

«Wessemburg, des Pandours, admettait le franc-parler à sa propre tabledu mess. Il en tolérait peut-être même plus qu'il ne convient à un chefqui se respecte.

«Mais si ses officiers s'étaient risqués sur des sujets pareils, il eûttôt fait de les traduire en conseil de guerre, ou tout au moins de lescasser de leur grade.

Sans m'arrêter à discuter les appréciations de Maître Saxon, non plusque celles de Wessenburg, des Pandours, je proposai de commander lesouper, et de passer une heure ou deux du grand jour à faire un tourdans la ville.

La chose la plus intéressante à voir était évidemment la majestueusecathédrale, construite sur des proportions si justes qu'à moins d'yentrer et d'en parcourir les sombres ailes dans toute leur longueur, ilétait impossible d'en comprendre les vastes dimensions.

Il y avait tant de grandeur dans ces larges arcades, dans ces longuesbandes de lumière colorée qui passaient par les vitraux et qui jetaientdes ombres étranges parmi les colonnes, que mon compagnon, pourtantdifficile à émouvoir, restait silencieux, subjugué.

C'était une grande prière en pierre.

En retournant à l'hôtellerie, nous passâmes devant la prison de laville.

La façade en était formée par une grille, et trois gros mâtins auxmuseaux noirs s'y promenaient les yeux féroces, injectés de sang, etleurs langues rouges pendant hors de la bouche.

Quelqu'un qui se trouvait là nous apprit qu'ils étaient employés à lachasse des coupables dans la Plaine de Salisbury, qui était devenue unrefuge de coquins et de voleurs, jusqu'au jour où l'on avait recouru àce moyen pour les atteindre jusque dans leurs cachettes.

Il était presque nuit lorsque nous revînmes à l'hôtellerie, et tout àfait nuit quand nous eûmes soupé, payé notre dépense, et que nous nousremîmes en route.

Avant de partir, je me rappelai le papier que ma mère m'avait glissédans la main au moment de la séparation.

Je le tirai de ma sacoche et je le lus à la lueur de la mèche de jonc.

On y voyait encore les taches laissées par les larmes qu'y avait laissétomber la bonne créature.

Il était ainsi conçu:

«Instructions données par Mistress Marie Clarke à son fils Micah, ledouzième de Juin, l'an du Seigneur mil huit cent quatre-vingt-cinq.

«À l'occasion de ce qu'il partit, comme David le fit jadis, pour livrerbataille au Goliath du Papisme, qui avait couvert de son ombre et mis enmauvaise renommée ce sincère et respectable attachement au rituel quidevrait exister dans la véritable Église d'Angleterre, telle qu'elle estconstituée par la loi.

«Qu'il se conforme aux avis ci-dessous, savoir:

«1° Changez de caleçons quand l'occasion le rendra nécessaire; vous enavez deux paires dans la sacoche de votre selle, et vous pourrez enacheter d'autres, vu que les lainages sont de bonne qualité dansl'Ouest.

«2° Une patte de lièvre pendue au cou préserve de la colique.

«3° Dites l'oraison dominicale le soir et le matin. Lisez aussi lesÉcritures, et spécialement Job, les Psaumes et l'Évangile selonSaint-Mathieu.

«4° L'élixir de Daffy possède des vertus extraordinaires pour purifierle sang, et chasser au dehors tous les flegmes, humeurs, vapeurs ouflux. La dose est de cinq gouttes. Il s'en trouve un petit flacon dansle canon de votre pistolet de gauche, avec de l'étoffe autour pour qu'ilne soit pas endommagé.

«5° Dix pièces d'or sont cousues dans le bord de votre doublet dedessous. N'y touchez que comme à une dernière ressource.

«6° Battez-vous vaillamment pour le Seigneur! Et cependant, Micah, jevous prie de ne pas vous exposer trop dans le combat, et de laisser lesautres faire leur part de besogne. Ne vous lancez pas en pleine mêlée,et toutefois n'abandonnez point l'étendard protestant.

«Ô Micah! mon brave fils, revenez sain et sauf auprès de votre mère, oubien je mourrai certainement de chagrin.

«Et la soussignée ne cessera de prier».

La soudaine effusion de tendresse qui débordait dans les dernièreslignes fit monter des larmes à mes yeux; et cependant je ne pouvaism'empêcher de sourire en lisant l'ensemble de cette composition.

Ma mère avait eu bien peu de temps pour cultiver les grâces du style.

Elle avait certainement eu l'idée de rendre ses instructions plusimpératives en les exprimant sous une forme qui avait quelque chose delégal.

Mais je n'eus guère le loisir d'y réfléchir, car j'avais à peine terminéla lecture, que j'entendis la voix de Decimus Saxon.

Le bruit sonore des fers des chevaux sur les galets, dont la cour étaitpavée, m'apprit que tout était prêt pour notre départ.

X-Notre périlleuse aventure dans la Plaine.

Nous nous étions à peine éloignés d'un demi-mille de la ville quand leroulement des timbales, et la fanfare des trompettes, dont les sonsmusicaux se faisaient entendre de plus en plus clairement à traversl'obscurité, annoncèrent l'arrivée du régiment de cavalerie attendu parnos amis de l'hôtellerie.

—Nous avons très bien fait de les planter là, dit Saxon, car ce jeuneétourneau aurait pu éventer le gibier et nous jouer quelque mauvaistour. Est-ce que par hasard, vous auriez vu mon mouchoir de soie?

—Non, répondis-je.

—Non? Alors il a dû tomber de ma boutonnière pendant la querelle.J'aurai de la peine à m'en passer, car je ne me charge guère de bagagesen route... Huit cents hommes d'abord, a dit le major, et bientôt après,trois mille. S'il m'arrive de rencontrer ce même Oglethorpe, ou Ogilvy,quand la petite affaire sera finie, je lui donnerai une leçon pour luiapprendre à s'occuper moins de chimie et un peu plus de la nécessité dese conformer aux règles de la prudence militaire... C'est bien d'êtretoujours poli avec les inconnus et de donner des renseignements, pourvuque ces renseignements soient faux.

—Comme le sont peut-être les siens, suggérai-je.

—Oh! non, ils sont sortis de sa bouche avec trop de volubilité... Toutdoux! Chloé, tout doux. Elle est bourrée d'avoine et ne demande qu'àprendre le galop, mais il fait diablement noir. C'est à peine si nousvoyons notre chemin.

Nous avions suivi au trot la grande route indiquée par une vagueblancheur dans les ténèbres, pendant que le feuillage épais des arbress'agitait des deux côtés, à peine entrevu sur le fond noir des nuages.

Nous arrivions alors au bord oriental de la grande plaine qui s'étend àquarante milles dans un sens et à vingt milles dans l'autre, sur unegrande partie du comté de Wilts, et plus loin que la limite du comté deSomerset.

La grande route de l'Ouest longe ce désert, mais nous avions décidé desuivre un chemin moins battu qui nous conduirait à notre but, mais d'unefaçon plus ennuyeuse.

Son peu d'importance, ainsi que nous l'espérions, ferait oublier à lacavalerie royale de le surveiller.

Nous étions parvenu à l'endroit où ce chemin de traverse se détache dela route principale, quand nous entendîmes derrière nous le bruit despas d'un cheval.

—En voici un qui ne craint pas de galoper, remarquai-je.

—Faisons halte ici dans l'ombre! cria Saxon.

Puis d'une voix basse et rapide.

—Assurez-vous que votre épée joue bien dans le fourreau. Il faut qu'ilait un ordre à transmettre pour aller de ce train en pleine nuit.

À force de sonder du regard l'obscurité de la route, nous finîmes parentrevoir une tache indécise qui bientôt prit la forme d'un homme àcheval.

Le cavalier était presque sur la même ligne que nous, avant qu'il se fûtaperçu de notre présence.

Alors il poussa son cheval d'un geste singulier et maladroit et fit demitour de notre côté.

—Micah Clarke est-il ici? dit-il d'une voix dont le timbre m'étaitétrangement familier.

—Je suis Micah Clarke, dis-je.

—Et moi, je suis Ruben Lockarby, s'écria celui qui nous poursuivait, enprenant une intonation héroï-comique. Ah! Micah, je vous embrasserais,si je n'étais pas sûr qu'en essayant de le faire je tomberai de cheval,et peut-être en vous entraînant avec moi. Cette brusque évolution afailli me jeter sur la grande route. Je n'ai fait que glisser et mecramponner tout le temps depuis que j'ai dit adieu à Havant. Sûrementjamais n'a été monté un cheval qui s'entende si bien à glisser sousvous.

—Grands Dieux! Ruben! m'écriai-je tout abasourdi, pourquoi tout cetrajet depuis la maison?

—C'est la même cause qui vous a fait partir, vous et Don Decimo Saxon,ci-devant du Solent, que je crois entrevoir dans l'ombre derrière vous.Comment cela va-t-il, illustre personnage?

—C'est donc vous, jeune coq des bois? grogna Saxon d'une voix quin'exprimait pas un excès de joie.

—Ni plus, ni moins, dit Ruben. Et maintenant, mes gais cavaliers,faites faire demi-tour à vos chevaux, et au trot, en route. Il n'y a pasun moment à perdre. Il faut que nous soyons tous à Taunton demain.

—Mais, dis-je, mon cher Ruben, il n'est pas possible que vous veniezavec nous pour rejoindre Monmouth. Que dirait votre père? Il ne s'agitpas d'une promenade de vacances, mais d'une expédition qui peut finird'une façon triste et cruelle. Mettons les choses au mieux. La victoirene sera obtenue qu'au prix de beaucoup de sang et de dangers. Si celatourne mal, il peut arriver que nous ayons à monter sur l'échafaud.

—En avant, les amis, en avant! s'écria-t-il, en donnant de l'éperon àson cheval, tout est arrangé, réglé. Je viens exprès offrir mon augustepersonne, en même temps qu'une épée que j'ai empruntée, et un cheval quej'ai dérobé, à Son Altesse très Protestante, James, duc de Monmouth.

—Mais comment cela se fait-il? demandai-je, pendant que nouschevauchions côte à côte. Cela me réchauffe jusqu'au fond du cœur devous voir, mais vous ne vous êtes jamais occupé de religion ni depolitique; d'où vient donc cette soudaine résolution?

—Eh bien, à dire la vérité, répondit-il, je ne suis homme ni du Roi nidu duc, et je ne donnerais pas un bouton pour voir l'un ou l'autre surle trône. Je ne suppose pas que l'un contribue plus que l'autre àaugmenter la clientèle de la Gerbe de blé, ou qu'il ait besoin desconseils de Ruben Lockarby. Je suis l'homme de Micah Clarke, de lapointe des cheveux à la plante des pieds, et s'il part à cheval pour laguerre, que la peste m'emporte, si je ne suis pas à ses côtés.

Et en parlant, il leva la main d'un geste enthousiaste.

Cela lui fit perdre l'équilibre, et il tomba dans un épais fourré debroussailles sur le bord de la route, d'où ses jambes émergèrent,s'agitant désespérément dans les ténèbres.

—C'est la dixième fois, dit-il en se dégageant et grimpant de nouveausur sa selle. Mon père me disait: «prends l'habitude de ne pas restercollé à ton cheval. Il faut se hausser et se laisser tomber doucement.»Cela ne fait rien, on se laisse tomber plus souvent qu'on ne se hausse.Et la chute n'est pas douce.

—Pardieu, c'est vrai, s'écria Saxon, au nom de tous les saints ducalendrier, comment espérez-vous de vous tenir en selle, en face del'ennemi, si vous n'y arrivez pas sur une route tranquille?

—Tout ce que je peux faire, c'est d'essayer, illustre personnage, ditRuben en réparant le désordre de ses vêtements. Peut-être que la vuesoudaine et inattendue de mes mouvements déconcertera ledit ennemi.

—Bon, bon, il y a peut-être plus de vérité que vous n'en soupçonnezdans ce que vous dites, fit Saxon en chevauchant du côté où Lockarbytenait la bride, de façon qu'il n'y eut guère de place entre nous pourune nouvelle chute.

—J'aimerais mieux avoir à combattre contre un homme comme ce jeune foude l'hôtellerie, que contre Micah que voici, ou contre vous, qui nesavez rien.

«On peut prévoir ce que le premier va faire, mais l'autre inventera unsystème qui lui servira pour la circonstance.

«Muller, le capitaine en premier, passait pour le plus fin joueur aufleuret qu'il y eût dans l'armée impériale, et il était capable, pour unpeu de faire sauter n'importe quel bouton du gilet de son adversairesans toucher l'étoffe.

«Et cependant il périt dans un duel avec le porte-drapeau Zollner, quiétait cornette dans notre corps de Pandours, et qui se connaissait enescrime autant que vous en équitation.

«Car, sachez le bien, la rapière est faite pour les coups de pointe etnon pour les coups de taille, en sorte que celui qui la manie ne setient jamais en garde contre un coup de côté.

«Mais Zollner, qui avait les bras longs, frappa son adversaire autravers de la figure comme il l'aurait fait avec une canne, et alorsavant que l'autre eût le temps de revenir de son étonnement, ill'embrocha.

«Évidemment, si c'était à recommencer, le capitaine en premier se seraitarrangé pour donner le premier un coup de pointe, mais la chose étaitfaite; aucune explication, aucune excuse ne pouvait rien changer à cefait que mon homme était mort.

—Si le défaut de savoir rend dangereux un homme d'épée, dans ce cas,dit Ruben, je suis bien plus redoutable que le gentleman au nom barbaredont vous venez de parler.

«Pour revenir à mon histoire, que j'ai interrompue pour descendre decheval, j'appris dès la première heure du matin que vous étiez parti, etZacharie Palmer put me dire dans quel but.

«Ma résolution fut aussitôt prise. J'irais moi aussi faire mon tour dumonde.

«Dans cette intention, j'empruntai une épée à Salomon Sprent, et commemon père était allé à Gosport, je m'emparai du meilleur cheval qu'il eûtdans son écurie, car je respecte trop le vieux pour admettre qu'un hommede sa chair et de son sang parte pour la guerre en piteux équipage.

«J'ai chevauché tout le jour, depuis la première heure du matin, j'aiété arrêté deux fois comme suspect de mauvaises intentions, mais j'ai eula chance de m'en tirer deux fois. Je savais que je vous suivais deprès, car j'ai vu qu'on vous cherchait à Salisbury.

Decimus Saxon siffla.

—On nous cherche?

—Oui, il paraît qu'on se figure là-bas que vous n'étiez pas ce que vousprétendiez être. En sorte que quand je suis passé, l'hôtellerie étaitcernée, mais personne ne savait quelle route vous aviez prise.

—Ne l'avais-je pas dit? s'écria Saxon. Cette petite vipère a remué toutle régiment contre nous. Il faut aller d'un bon train, car on peutenvoyer un détachement sur nos traces.

—Nous voici maintenant hors de la grande route, remarquai-je, et lorsmême qu'on nous poursuivrait, il est peu probable qu'on prenne ce cheminde traverse.

—Néanmoins il serait sage de leur montrer une bonne paire de talons,dit saxon, lançant sa jument au galop.

Lockarby et moi, nous suivîmes son exemple, et nous allâmes à fond detrain par ce sentier à travers la lande.

Nous traversâmes des bosquets épais de pins, où le chat sauvage hurlait,où la chouette huait, puis de larges étendues de fougères, de marécages,où le silence n'était interrompu que par le cri sourd du butor, ou parle bruit d'ailes du canard sauvage bien au-dessus de nos têtes.

Dans certains endroits, la route était entièrement envahie par lesronces et coupée d'ornières si profondes, avec des trous si nombreux,aux bords si abrupts, si dangereux, que nos chevaux tombèrent à genouxplus d'une fois.

Ailleurs, le pont de bois que franchissait un ruisseau était rompu. Onn'avait rien fait pour le réparer.

Nous fûmes donc forcés de faire entrer nos chevaux dans l'eau, jusqu'auxsangles pour passer le torrent.

D'abord, quelques lumières éparses nous avaient indiqué le voisinaged'habitations humaines, mais elles se firent plus rares à mesure quenous avancions, et quand la dernière eut disparu, nous étions dans unelande désolée qui s'étendait de toutes parts, vaste solitude quelimitait l'horizon noir.

La lune s'était montrée à travers les nuages. À ce moment, elle brillaitsous une buée légère, parmi des bandes de brouillards.

Elle jetait une vague lueur sur ce paysage farouche, ce qui nouspermettait de suivre le sentier, qui n'était indiqué par aucune barrièreet se distinguait à grand-peine de la plaine environnante.

Nous avions ralenti notre allure, en nous disant que nous n'avions plusaucune poursuite à craindre, et Ruben nous divertissait en nousracontant l'agitation qu'avait produite à Havant notre disparition,quand il nous arriva à travers le silence de la nuit un bruit scandé,rat-tat-tat, mais étouffé.

Au même instant, Saxon sauta à bas de son cheval et se mit aux écoutes,attentif, la tête penchée de côté.

—Botte et selle! s'écria-t-il en remontant d'un bond à cheval. Ils sontaprès nous, aussi certainement que le destin. D'après le bruit, il y aune douzaine de soldats. Il faut nous en débarrasser, ou sinon, bonjourà Monmouth.

—Laissons leur la bride sur le cou, répondis-je.

Nous donnâmes de l'éperon à nos coursiers, et avançâmes avec un bruit detonnerre à travers l'obscurité.

Covenant et Chloé étaient aussi frais qu'on pouvait le souhaiter, et ilsne tardèrent pas à prendre un galop bondissant, allongé.

Mais le cheval de mon ami avait voyagé toute la journée. Son soufflepénible, laborieux indiquait qu'il ne pourrait tenir bien longtempsencore.

À travers le bruit sonore des fers de nos chevaux, je distinguais detemps à autre l'inquiétant murmure qui venait de derrière nous.

—Cela ne va pas, Ruben, dis-je d'un ton anxieux, au moment où sa bêteépuisée butait, et où son cavalier fut bien près de faire le sautpar-dessus la tête.

—Le vieux cheval est presque fourbu, répondit-il piteusem*nt. Nousvoilà hors de la grande route maintenant, et ce terrain inégal lefatigue trop.

—Oui, nous sommes au dehors de la piste, s'écria Saxon, par-dessus sonépaule, car il nous précédait de quelques pas. Souvenez-vous que leshabits bleus ont été en marche tout le jour, et que leurs chevaux sontpeut-être fourbus aussi. Comment par le ciel, ont-ils pu découvrir laroute que nous avons prise?

Et comme pour répondre à son interrogation, il s'éleva derrière nousdans la nuit un son isolé, clair, vibrant comme un son de cloche, dontle volume s'accrut, s'enfla, si bien que sa mélodie semblait remplirtout l'espace.

—Un mâtin, s'écria Saxon.

Un autre son plus aigu, plus perçant, finissant par un hurlement surlequel il était impossible de se méprendre, succéda au premier.

«Et un autre! dit-il. Ils ont lâché leurs animaux, ceux que nous avonsvus près de la cathédrale. Pardieu, quand nous les regardions à traversles barreaux, il y a quelques heures à peine, nous ne nous doutionsguère que nous les aurions si tôt sur nos traces. Genoux fermes, ettenez-vous bien en selle, car une glissade serait la dernière.

—Sainte Vierge! s'écria Ruben, je me suis couvert d'acier pour mourirdans la bataille; mais devenir de la viande à chiens! Voilà qui n'estpas dans le contrat!

—Ils les tiennent en laisse, dit Saxon entre ses dents. Sans quoi ilsdépasseraient les chevaux et on les perdrait de vue dans les ténèbres.Si nous pouvions seulement trouver de l'eau courante, nous leur ferionspeut-être perdre la piste.

—Mon cheval ne pourra plus faire que quelques pas encore, à cetteallure, s'écria Ruben. Si je tombe, allez toujours de l'avant, carsouvenez-vous qu'ils sont sur votre piste, et non sur la mienne. Ils onttrouvé des motifs de soupçon contre les deux inconnus de l'hôtellerie,mais ils n'en ont point sur moi.

—Non, Ruben, on se sauvera ou on mourra ensemble, dis-je avectristesse, car à chaque pas son cheval faiblissait davantage. Dans cetteobscurité, ils ne feront pas grande différence entre les personnes.

—Ayez le cœur ferme, cria le vieux soldat, qui alors nous précédait devingt yards au plus. Nous pouvons les entendre parce que le vent soufflede ce côté, mais ce serait bien singulier qu'ils nous entendent. Il mesemble qu'ils ralentissent leur poursuite.

—En effet, le bruit de leurs chevaux est devenu moins distinct, dis-jeavec joie.

—Si peu distinct, que je ne l'entends plus du tout, s'écria moncamarade.

Nous arrêtâmes nos coursiers haletants, et tendîmes l'oreille.

Mais on n'entendait aucun bruit si ce n'est le doux murmure de la briseà travers les genêts et le cri mélancolique de l'engoulevent.

Derrière nous s'étendait la vaste plaine ondulée, à moitié éclairée, àmoitié dans l'ombre, et fuyant vers l'horizon sombre, sans qu'il s'yremarquât un indice de vie ou de mouvement.

—Nous les avons entièrement dépassés, ou bien ils ont renoncé à nousfaire la chasse, dis-je. Mais qu'ont donc les chevaux pour trembler etrenâcler ainsi?

—Ma pauvre bête est presque morte, remarqua Ruben, en se penchant enavant, et frappant la main sur la crinière fumante de son cheval.

—Malgré tout cela, impossible de prendre du repos, dit Saxon, il peutse faire que nous ne soyons pas encore hors de danger. Un ou deux millesde plus nous tireront d'affaire. Mais voici quelque chose qui ne meplaît pas.

—Qu'est-ce qui ne vous plaît pas.

—Ces chevaux, et leur frayeur. À certains moments les animaux peuventvoir et entendre mieux que nous, ainsi que je serais en état de leprouver par divers exemples tirés de ma propre expérience sur le Danubeou dans le Palatinat, si le moment et l'endroit s'y prêtaient. Encore uneffort, avant de nous reposer!

Les chevaux fatigués répondirent bravement à l'appel, et parcoururentainsi à grand-peine un assez long trajet sur ce sol inégal.

Nous songions à nous arrêter pour tout de bon et nous allions nousféliciter d'avoir vaincu nos poursuivants par la fatigue, lorsque tout àcoup retentit le coup de voix semblable à un son de cloche, et cettefois bien plus sonore qu'il n'avait été jusqu'alors, si sonore mêmequ'il était évident que nous avions les chiens presque sur les talons.

—Maudits mâtins! cria Saxon, en éperonnant son cheval, et s'élançant enavant de nous, voilà ce que je craignais. Ils leur ont ôté leur laisse.Impossible d'échapper à ces démons, mais nous pouvons choisir un endroitpour leur faire tête.

—En avant, Ruben, m'écriai-je, nous n'avons plus affaire qu'aux chiensmaintenant. Leurs maîtres les ont lâchés pour retourner à Salisbury.

—Fasse le ciel qu'ils se cassent le cou avant d'y arriver,s'écria-t-il. Ils lancent des chiens après nous comme si nous étions desrats enfermés dans une arène de coqs. Et dire qu'on appelle l'Angleterreun pays chrétien? C'est peine perdue, Micah! la pauvre Didon ne peutfaire un pas de plus.

Pendant qu'il parlait, l'aboiement perçant, féroce des mâtins, se fitentendre de nouveau, clair, âpre, dans l'air de la nuit.

Il montait, passant du grondement sourd, bas, au coup de voix aigu etfurieux.

On eut cru saisir une vibration, joyeuse au plus haut point, dans leurcri farouche, comme s'ils croyaient leur proie prête à être dépecée.

—Pas même un pas de plus, dit Ruben Lockarby, en arrêtant son cheval ettirant son épée. S'il faut combattre, je combattrai ici.

—Impossible de trouver un endroit plus favorable, répondis-je.

Deux grands rochers dentelés se dressaient devant nous, sortantbrusquement du sol, et laissant entre eux un intervalle de douze àquinze pieds.

Nous nous plaçâmes à cheval dans cette ouverture et je criai de toute maforce à Saxon de venir se joindre à nous.

Mais son cheval n'avait cessé de prendre de l'avance sur les nôtres.

Ce redoublement d'alarme lui fit augmenter encore sa vitesse, de sortequ'il était à quelques centaines de yards de distance.

Il était inutile de le rappeler, alors même qu'il aurait pu entendre nosvoix, car les chiens arriveraient sur nous avant qu'il fût revenu à noscôtés.

—Ne vous inquiétez pas de lui, dis-je d'une voix précipitée. Attachezvotre cheval par la bride derrière ce rocher-ci, j'en ferai autantderrière l'autre. Cela servira toujours à résister au premier choc. Nemettez pas pied à terre. Frappez bas, mais frappez fort.

Nous attendîmes en silence, côte à côte, dans l'ombre des rochers,l'arrivée de nos terribles chasseurs.

Lorsque je regarde en arrière, mes chers enfants, je ne puis m'empêcherde trouver que c'était une rude épreuve à subir pour des soldats aussijeunes que Ruben et moi, que de nous trouver dans une situationpareille, quand nous avions à tirer l'épée pour la première fois.

En effet, j'ai reconnu, et d'autres m'ont confirmé dans mon opinion, quede tous les dangers auxquels un homme se voit obligé de faire face, iln'en est pas de plus propre à vous faire perdre courage que l'attaqued'animaux sauvages et résolus.

Quand on a affaire à des hommes, il y a toujours une chance pour qu'undétail trahisse le côté faible ou le défaut de courage, qui vous assurela supériorité sur lui, mais on ne peut compter sur rien de semblableavec des bêtes.

Nous savions que les êtres, à l'attaque desquels nous étions en proie,ne cesseraient pas de nous sauter à la gorge tant qu'ils auraient unsouffle de vie dans le corps.

Puis, on sent, au fond du cœur que la lutte est inégale, car votre vieest chose précieuse, au moins pour vos amis, tandis que leur vie...qu'est-elle?

Toutes ces pensées, et bien d'autres encore, se présentèrent rapidementà notre esprit pendant que l'épée à la main, nous attendions l'arrivéedes mâtins, rassurant de notre mieux nos chevaux effrayés.

Et nous n'eûmes pas longtemps à attendre.

Un autre aboiement long, sonore, retentissant comme le tonnerre, futsuivi d'un profond silence, où l'on percevait à peine la respirationrapide et agitée des chevaux.

Puis, tout à coup, sans bruit, une énorme bête, couleur de tan, son noirmuseau contre terre, avec des lèvres pendantes de chaque côté de lamâchoire, passa au clair de lune entre les rocs, puis disparut dans lesténèbres, plus loin.

Elle ne s'arrêta pas, ne se détourna pas un instant.

Elle poursuivit sa course, tout droit devant elle, sans regarder àdroite ni à gauche.

Presque aussitôt derrière elle, une autre se montra, puis une troisième,toutes les trois de taille énorme, et paraissant d'autant plus grosseset plus terribles, qu'elles se trouvaient dans une lumière indécise etmobile.

De même que la première, elles ne firent aucune attention à notreprésence.

Elles partirent par grands bonds sur la piste de Decimus Saxon.

Je laissai passer le premier et le second des chiens, car j'avais àpeine le temps de voir qu'ils ne s'occupaient pas du tout de nous.

Mais quand le troisième se trouva par un bond en pleine lumière, jetirai de la fonte de droite mon pistolet, je posai son long canon surmon bras gauche et je fis feu sur lui au passage.

La balle alla au but, car l'animal jeta un farouche hurlement de rage etde douleur, mais resta collé à la piste, sans dévier, sans se retourner.

Lockarby fit feu de son côté au moment où l'animal disparaissait dansles broussailles, mais sans produire d'effet visible.

Les grands chiens avaient passé si vite et avec si peu de bruit, qu'oneût pu les prendre pour les redoutables et silencieux esprits de lanuit, les chiens fantômes du chasseur Herne, sans le lugubre aboiementqui avait succédé à mon coup de feu.

—Quelles brutes! s'écria mon camarade. Qu'allons-nous faire, Micah?

—Il est évident qu'ils ont été lancés sur la piste de Saxon, dis-je, etil faut les suivre jusqu'au bout, sans quoi ils seront trop pour lui.Entendez-vous quelque chose du côté de ceux qui nous poursuivent?

—Rien.

—Alors c'est qu'ils ont renoncé à la chasse, et qu'ils ont lâché leschiens, comme une dernière ressource. Sans doute ces animaux sontdressés à revenir au logis. Mais il faut nous hâter, Ruben, si nousvoulons secourir notre compagnon.

—Encore un coup de collier, alors, petite Didon, s'écria Ruben.Pouvez-vous rassembler assez de forces pour cela? Non, je n'ai pas lecourage d'employer l'éperon. Si vous pouvez le faire, je sais que vousle ferez.

La brave jument renâcla, comme si elle comprenait le langage de soncavalier, et joua des jambes pour se mettre au galop.

Elle répondit si énergiquement à l'appel que même en mettant Covenant àson allure la plus rapide, il ne put regagner les deux ou troislongueurs qu'elle avait sur lui.

—Il a pris cette direction, dis-je en sondant d'un regard anxieuxl'obscurité. Il ne peut pas être allé bien loin, il a parlé de fairetête. Ou bien peut-être, ne nous voyant pas avec lui, il s'est fié à lavitesse de son cheval.

—Quelle chance a un cheval de gagner de vitesse des animaux pareils?répondit Ruben. Ils le forceront jusqu'à ce qu'il s'abatte et il saitcela. Hallo! Qu'est-ce que ceci?

Un corps sombre, aux contours vagues, gisait devant nous à la clarté dela lune. C'était le cadavre d'un chien, évidemment celui sur lequelj'avais fait feu.

—En voici un qui a son compte, m'écriai-je d'un ton joyeux. Nousn'avons plus affaire qu'à deux.

Pendant que je parlais, j'entendis deux détonations de pistolet à unepetite distance sur la gauche.

Nous mîmes nos chevaux dans cette direction, en les poussant de toute lavitesse possible.

Bientôt nous entendîmes partir des ténèbres en face de nous ungrondement, un aboiement si furieux que nous nous sentîmes presquedéfaillir.

Ce n'était point un cri isolé, comme les mâtins en lançaient quand ilsétaient sur la piste.

C'était un grondement contenu, d'un timbre grave, si féroce, etprolongé, que nous n'eûmes pas un instant de doute.

Ils étaient arrivés au but de leur course.

—Dieu veuille qu'ils ne l'aient point fait tomber.

La même idée m'était venue à l'esprit, car j'avais entendu un vacarme dumême genre, mais moins intense, se produire dans une meute qui chassaitla loutre, au moment où les chiens avaient atteint la proie et lamettaient en pièces.

Le cœur défaillant, je tirai mon épée, bien résolu à venger la mort demon compagnon sur ces démons à quatre pattes, si nous arrivions troptard pour le sauver.

Nous franchîmes par bonds une épaisse lisière de genêts et d'ajoncsemmêlés et nous nous trouvâmes devant une scène si différente de celleque nous attendions que dans notre étonnement, nous arrêtâmes noschevaux.

Nous avions devant nous une clairière de forme circulaire, qu'illuminaitl'éclat argenté de la lune.

Au centre se dressait une pierre gigantesque, l'un de ces hauts et noirspiliers qu'on trouve épars dans toute la plaine, et surtout dansl'endroit nommé Stonehenge.

Celle-ci devait avoir au moins quinze pieds de haut.

Elle avait été certainement verticale, mais le vent, les intempéries, letassem*nt du sol l'avaient inclinée graduellement à un angle tel qu'unhomme agile pouvait grimper jusqu'à son extrémité.

Au sommet de ce bloc antique, Decimus Saxon, les jambes croisées,immobile, pareil à une étrange idole sculptée du temps jadis, étaitassis, et tirait tranquillement des bouffées de la longue pipe qui étaitsa consolation certaine dans les moments difficiles.

Au-dessous de lui, à la base du monolithe, pour employer le langage denos savants, les deux énormes mâtins se dressaient de toute leurhauteur, faisaient des bonds, grimpaient sur le dos l'un et l'autre,dans leurs efforts enragés et impuissants pour atteindre l'impassiblepersonnage qui était perché au-dessus d'eux, ils exhalaient leur rage etleur désappointement en faisant l'affreux vacarme qui avait fait naîtreen notre esprit de si terribles pensées.

Mais nous n'eûmes guère le temps de contempler cette scène étrange.

Dès notre apparition, les mâtins renoncèrent à leurs efforts inutilespour atteindre Saxon et jetant un farouche grondement de satisfaction,ils s'élancèrent sur Ruben et sur moi.

Un grand animal, aux yeux flamboyants, à la gueule béante, aux crocsblancs luisant à la clarté de la lune, sauta à la gorge de mon cheval,mais je l'arrêtai tout net d'un coup lancé à tour de bras, qui luitrancha le mufle, et l'envoya rouler et se tordre dans une mare de sang.

Pendant ce temps, Ruben avait donné de l'éperon à son cheval pouraborder son ennemi, mais la pauvre bête fourbue faiblit à la vue duféroce mâtin et s'arrêta soudain, ce qui eut pour résultat de lancer soncavalier la tête en avant, et de le jeter par terre presque sous lamâchoire de l'animal.

La chose aurait peut-être mal tourné pour Ruben, s'il avait étéabandonné à ses propres ressources.

Il arrivait à grand-peine à éloigner un court instant de sa gorge lesdents cruelles; mais à la vue de cet accident, je pris le pistolet quime restait, je sautai à bas de mon cheval, et je déchargeai mon armedans le flanc de la bête, pendant qu'elle se débattait contre mon ami.

Le chien jeta un dernier hurlement de rage et de douleur.

Dans un dernier et impuissant effort, il allongea le cou pour donner uncoup de dent.

Puis, il s'affaissa lentement et tomba sur le flanc, pendant que Rubense dégageait de dessous, effaré, contusionné, mais sans avoir autrementsouffert de sa périlleuse chute.

—Voilà ma première dette avec vous, Micah, dit-il d'un tonreconnaissant. Je vivrai peut-être assez pour m'en acquitter.

—Et je vous suis redevable à tous les deux, dit Saxon, qui étaitdescendu de son refuge. Moi aussi, je paie mes dettes, pour le biencomme pour le mal. J'aurais pu rester là jusqu'au jour où j'aurais mangémes bottes montantes, car je n'avais guère de chance de jamaisredescendre. Santa Maria! Quel beau coup de sabre vous avez donné là,Clarke! La tête de l'animal a été coupée en deux comme une citrouillegâtée. Il n'y a rien d'étonnant à ce qu'ils aient suivi ma piste, carj'ai laissé non seulement ma sangle de rechange, mais encore monmouchoir là-bas, et cela a suffi pour les mettre sur la piste de Chloécomme sur la mienne.

—Et Chloé, où est-elle? demandai-je en essuyant mon épée.

—Chloé a dû se tirer d'affaire comme elle pouvait. Voyez-vous, je mesuis aperçu que les chiens me gagnaient de vitesse. Je les ai laisséapprocher jusqu'à portée de mes pistolets, mais avec un cheval lancé àl'allure de vingt milles par heure, il n'y a guère de chance pour qu'uneseule balle arrive au but. La chose prenait donc une tournure funèbre,car je n'avais pas le temps de recharger, et la rapière, qui est lareine des armes en un duel, n'est pas assez lourde pour qu'on puissecompter sur elle on pareille occasion. Et au moment même de mon plusgrand embarras, qu'est-ce que le hasard vient m'offrir? Cette pierre siaccessible, que les bons prêtres d'autrefois ont dressée évidemment dansle but unique d'assurer à de dignes caballeros une ressource contreces ennemis ignobles, grogneux. Sans perdre de temps, j'ai grimpédessus, non sans avoir eu quelque peine à arracher un de mes talons dela gueule du premier; il aurait peut-être réussi à m'entraîner s'iln'avait pas trouvé mon éperon un peu trop dur à avaler. Mais je suis sûrqu'une de mes balles est arrivée au but.

Allumant un morceau de papier amadou pris dans sa boîte à tabac, il lepromena le long du corps du chien qui m'avait attaqué, puis sur l'autre.

—Tiens! Celui-ci est criblé comme une écumoire, s'écria-t-il. Avec quoichargez-vous donc vos pétrinaux, bon maître Clarke?

—Avec deux chevrotines de plomb.

—Avec deux chevrotines de plomb qui ont fait au moins une vingtaine detrous. Et ce qu'il y a de plus curieux au monde, c'est qu'il y aincrusté dans la peau de la bête, un goulot de bouteille.

—Grands Dieux! m'écriai-je, je me souviens: ma bonne mère avait placéun flacon d'élixir de Daffy dans le canon de mon pistolet.

—Et vous l'avez déchargé sur ce mâtin? brailla Ruben. Ho! Ho! quand onentendra conter cette histoire devant les robinets à la Gerbe de blé,il y aura plus d'un gosier de sec à force de rire. Ce qui m'a sauvé lavie, c'est un flacon d'élixir de Daffy tiré dans le corps d'un chien.

—Mais il y avait aussi une balle, Ruben, et je crois bien que lescompères n'auront garde de mentionner ce détail. C'est un vrai coup dechance que le pistolet n'ait pas éclaté. Et maintenant, queproposez-vous de faire, Maître Saxon?

—D'abord je veux tâcher de ravoir ma jument, si la chose est possible,dit l'aventurier. Mais sur cette immense lande dans l'obscurité, ce seraaussi malaisé que de trouver les culottes d'un Écossais ou un vers sanssaveur dans Hudibras.

—Et la monture de Ruben Lockarby est incapable d'aller plus loin,remarquai-je. Mais est-ce que mes yeux me trompent? Il me semble quej'aperçois là-bas un point lumineux.

—Un feu follet, dit Saxon. Un ignis fatuus qui ensorcelle et attireles gens dans des mares et des fondrières. Mais je reconnais que sonétat est fixe et clair, comme s'il était produit par une lampe, unechandelle, une torche, une lanterne, ou autre objet sorti de la main deshommes.

—Où il y a de la lumière, il y a de la vie, s'écria Ruben, dirigeonsnos pas de ce côté, et voyons quel abri le hasard nous y aura offert.

—Cela ne peut venir de nos amis les dragons, fit observer Decimus. Quela peste soit avec eux. Comment ont-ils pu découvrir notre vrai rôle. Àmoins que ce ne soit pour venger un affront fait à tout le régiment quece jeune enseigne les eut lancés sur notre piste. Si jamais je le tiensau bout de mon épée, il ne s'en tirera pas à aussi bon compte. Bon,conduisez vos chevaux à la main, et nous allons voir ce que c'est quecette lumière, puisque nous n'avons pas de meilleur parti à prendre.

Nous nous guidâmes de notre mieux à travers la lande, en marchant ducôté du point brillant qui scintillait au loin.

Tout en avançant, nous fîmes bien des conjectures sur l'endroit d'où ilpouvait provenir.

Si c'était d'une habitation humaine, quel était donc l'être qui, noncontent de vivre au cœur même de la solitude, avait choisi un endroitaussi éloigné des routes battues qui la traversaient?

La grande route était à plusieurs milles en arrière de nous, et selontoute probabilité, ceux-là seuls qui y étaient contraints par lanécessité, comme nous l'avions été, pouvaient se trouver par hasard danscette région désolée.

Un ermite n'aurait pas souhaité un endroit aussi complètement isolé detoute communication avec ses semblables.

En nous approchant, nous vîmes que la lumière venait en effet d'un petitcottage bâti dans un creux, de façon à être invisible de tous les côtés,excepté de celui par lequel nous arrivions.

Devant cet humble logis, un petit espace avait été débarrassé desronces, et c'était au milieu de ce carré de terre que notre cheval perduse trouvait, broutant à loisir le maigre gazon.

La même lumière, qui nous avait attirés, avait sans doute frappé sonregard, et il s'y était dirigé dans l'espoir d'obtenir de l'avoine et del'eau.

Saxon poussa un grognement de satisfaction en reprenant possession deson bien perdu, et tirant le cheval par la bride, il approcha de laporte du cottage solitaire.

XI-Le solitaire à la caisse pleine d'or.

La forte lumière jaune qui nous avait attirés à travers la lande,filtrait par une seule fente étroite de la porte, qui remplissait enmême temps d'une façon primitive le rôle de fenêtre.

À notre approche, la lumière prit soudain une couleur rouge, puis tournaau vert, en répandant sur nos figures une teinte fantastique, et faisantsurtout ressortir la nuance cadavéreuse des traits durs de Saxon.

En même temps nous sentîmes une odeur très subtile, très désagréable,qui empoisonnait l'air tout autour du cottage.

Cette réunion de singularités, dans un lieu aussi désert, agit sur lesidées superstitieuses du vieux guerrier avec tant de force qu'ils'arrêta pour nous jeter un regard interrogateur.

Mais Ruben et moi, nous étions pareillement résolus à aller jusqu'aubout de l'aventure.

Il se borna donc à rester un peu en arrière de nous et à marmotter pourson compte un exorcisme approprié à la circonstance.

Je m'avançai vers la porte, où je frappai avec le pommeau de mon épée,en annonçant que nous épions des voyageurs fatigués et que nouscherchions un abri pour la nuit.

Le premier résultat de mon appel fut un bruit analogue à celui qu'onferait en allant et venant avec précipitation, en remuant des objetsmétalliques, en tournant des clefs dans des serrures.

À ce bruit succéda le silence, et j'allais frapper de nouveau, lorsque,de l'autre côté de la porte, une voix fêlée nous accueillit:

—Il y a peu de chose pour vous abriter, gentilshommes, et moins encorede provisions, disait-elle. Vous n'êtes qu'à six milles d'Amesbury etvous y trouverez à l'enseigne des Armes de Cecil tout ce qu'il fautpour gens et bêtes.

—Non pas, mon invisible ami, dit Saxon qui retrouva tout son aplomb enentendant une voix humaine, voilà sûrement un accueil rebutant. Un denos chevaux est entièrement fourbu, et aucun n'est en bien bonnecondition, en sorte qu'il nous serait aussi impossible de nous rendre àAmesbury Aux Armes de Cecil que d'aller à l'Homme Vert à Lubeck. Jevous en prie donc, permettez-nous de passer le reste de la nuit sousvotre toit.

Cet appel fut suivi de nombreux grincements de serrures fermées, deverrous tirés, et quand ce fut fini, la porte s'ouvrit lentement etlaissa apercevoir la personne qui nous avait répondu.

Grâce à la forte lumière qui brillait derrière lui, nous vîmes un hommed'aspect vénérable, aux cheveux blancs comme neige, aux traits quiindiquaient un caractère pensif mais ardent.

Le front haut, intelligent, la longue barbe flottante, tout cela sentaitle philosophe, mais l'éclat des yeux, le nez aquilin à courbure trèsforte, le corps svelte et droit que le poids des années n'avait pu fairefléchir, faisaient deviner un soldat.

Son port fier, son costume riche, quoique sévère, de velours noir,contrastaient singulièrement avec l'humble aspect du logis qu'il avaitchoisi pour sa demeure:

—Oh! dit-il, en nous jetant un regard pénétrant, deux d'entre vous sontnovices à la guerre, et l'autre est un vieux soldat. Vous avez étépoursuivis, à ce que je vois.

—Mais comment le savez-vous? demanda Saxon.

—Ah! mon ami, moi aussi j'ai servi en mon temps. Mes yeux ne sont pointsi vieux qu'ils ne puissent reconnaître que des chevaux ont étééperonnés à outrance, et il n'est pas malaisé de voir que l'épée de cejeune géant a été employée à une besogne moins innocente qu'à griller dulard. Votre assertion peut donc s'admettre. Un véritable soldat commencetoujours par s'occuper de son cheval. Je vous prie donc de mettre lesvôtres à l'entrave au dehors, car je n'ai ni valet d'écurie nidomestiques à qui les confier.

La maison inconnue, où nous entrâmes aussitôt, avait été agrandie auxdépens de la pente de la hauteur contre laquelle elle avait étéconstruite, en sorte qu'elle formait une salle très longue et trèsétroite.

Les extrémités de cette grande pièce, au moment de notre entrée, étaientplongées dans l'ombre, mais au centre flambait avec une vive lumière unbrasier plein de charbon, au-dessus duquel était suspendue une marmitede cuivre.

À côté du feu, une longue table de bois était couverte de flacons deverre au goulot recourbé, de bassins, de tubes, d'autres instrumentsdont je ne connaissais ni le nom ni l'usage.

Une longue rangée de bouteilles contenant des liquides et des poudres dediverses couleurs était disposée sur une étagère.

Une autre étagère supportait une assez belle collection de volumesbruns.

Il y avait, en outre, une seconde table d'un travail grossier, deuxcommodes, trois ou quatre tabourets de bois, plusieurs grandes feuillesépinglées aux murs et entièrement couvertes de chiffres, de figuressymboliques, auxquelles je ne compris rien.

L'odeur désagréable qui nous avait accueillis au dehors, était encoreplus infecte à l'intérieur et paraissait produite par les vapeurs duliquide en ébullition que contenait la marmite de cuivre.

—Vous voyez en moi, dit notre hôte, en s'inclinant poliment devantnous, le dernier descendant d'une ancienne famille. Je suis Sir JacobClancing, de Snellaby-Hall.

—Ce serait plutôt de Snelle a pue Hall, à mon avis, murmura Ruben,dont la boutade, heureusem*nt, ne fut point entendue du vieux chevalier.

—Veuillez vous asseoir, je vous prie, dit-il, ôtez vos cuirasses, voscasques et vos bottes.

«Regardez ce logis comme votre auberge et mettez-vous à l'aise. Vousvoudrez bien m'excuser un instant si je cesse de m'occuper de vous poursurveiller l'opération que j'ai commencée ce qui ne comporte pas deretard.

Saxon se mit aussitôt à défaire ses boucles, ôter les pièces de sonéquipement, pendant que Ruben, se laissant tomber sur une chaisesemblait trop las pour faire mieux que de détacher son ceinturon. Quantà moi, j'étais content de pouvoir me débarrasser de mon armement, maisje ne cessai pas un instant d'observer les actes de notre hôte, dont lesmanières courtoises et le langage distingué avaient éveillé ma curiositéet mon admiration.

Il s'approcha de la marmite à l'odeur désagréable et en remua lecontenu, avec une expression de physionomie qui indiquait la plus viveanxiété.

Il était évident qu'il avait poussé la courtoisie envers nous jusqu'aupoint de manquer peut-être une expérience importante.

Il plongea une cuiller dans le liquide, en ramena une certaine quantitéet la reversa dans le vase, ce qui permit de voir un fluide jaune ettrouble.

L'aspect lui en parut évidemment rassurant, car l'air d'anxiété disparutde ses traits et il poussa une exclamation de soulagement.

Puis, prenant sur une assiette, à côté de lui, une pincée de poudreblanchâtre, il la jeta dans la marmite, dont le contenu se mit aussitôtà bouillir, et à projeter de l'écume sur le feu, ce qui donnait à laflamme l'étrange teinte verte que nous avions remarquée avant d'entrer.

Ce traitement eut pour résultat de rendre le liquide clair, car lechimiste put verser dans une bouteille une certaine quantité de liquideaussi transparent que l'eau, pendant qu'au fond du vase se formait undépôt brun qui fut versé sur une feuille de papier.

Cela fait, Sir Jacob Clancing rangea de côté tous les flacons et setourna vers nous, l'air souriant et satisfait.

—Nous allons voir ce que peut fournir mon pauvre garde-manger, dit-il,mais cette odeur peut-être gênante pour votre odorat qui n'y est pointaccoutumé; nous allons la chasser.

Il jeta sur le feu quelques grains d'une résine balsamique, qui remplittoute la pièce du parfum le plus agréable.

Puis, il étendit sur la table une nappe blanche, prit dans un placard unplat de truite froide et un grand pâté de viande, qu'il mit devant nous,après nous avoir invités à rapprocher nos sièges et à nous mettre à labesogne.

—Je ne demanderais pas mieux que de vous offrir quelque chose de plusappétissant, dit-il. Si nous étions à Snellaby-Hall, vous ne seriez pasaccueillis de cette façon misérable, je vous le promets. Mais enfin celapeut rendre service à des gens qui ont faim, et je suis encore en mesurede mettre la main sur une paire de bouteilles de vieil Alicante.

En disant ces mots, il tira d'un enfoncement deux bouteilles.

Il nous invita à nous servir, à remplir nos verres, et s'assit sur unechaise de chêne à haut dossier, pour présider à notre festin avec lacourtoisie de l'ancien temps.

Pendant le souper, je lui contai nos aventures de la nuit, sans riendire de notre destination.

—Vous êtes en route pour le camp de Monmouth, dit-il tranquillement, enme regardant bien en face de ses yeux noirs et pénétrants, quand j'eusfini. Je le sais, mais vous n'avez point à craindre que je voustrahisse, lors même que ce serait en mon pouvoir. À votre avis, quellechance a le Duc en présence des troupes royales?

—Autant de chances qu'un coq de basse-cour contre un coq de combat arméd'éperons, s'il ne devait compter que sur ceux qu'il a autour de lui,répondit Saxon. Toutefois il a des raisons de croire que toutel'Angleterre est comme une poudrière, et il espère être l'étincelle quiy mettra le feu.

Le vieillard hocha la tête avec tristesse.

—Le Roi, remarqua-t-il, a de grandes ressources. Où Monmouthprendra-t-il des soldats exercés?

—Il y a la milice, suggérai-je.

—Et il reste encore un bon nombre des vieux troupiers parlementaires,qui ne sont pas tellement âgés qu'ils ne puissent frapper un coup pourleur croyance, dit Saxon. Qu'on mette dans un camp seulement unedemi-douzaine de ces prédicants avec leur chapeau à large bord, leurparler nasillard, et toute la tribu des Presbytériens fourmillera autourd'eux comme les mouches autour d'un pot de miel. Jamais sergentsrecruteurs ne rassembleront une armée comparable à celle des prédicantsdu vieux Noll dans les comtés de l'Est, où la promesse d'une place àcôté du Trône de l'Agneau avait plus de prix qu'une gratification de dixlivres. Je ne demanderais pas mieux que de payer mes dettes avec despromesses comme celles-là.

—À en juger par votre langage, monsieur, remarqua notre hôte, vousn'êtes pas du nombre des sectaires. Dès lors comment se fait-il que vousjetiez le poids de votre épée et de votre expérience dans le plateau leplus faible?

—Pour cette raison même, qu'il est le plus faible, dit le soldat defortune. Je serais volontiers parti avec mon frère pour la Côte deGuinée, et je ne me serais mêlé à l'affaire que pour porter des lettres,ou pour d'autres bagatelles. Puisqu'il me faut faire quelque chose, jeprends le parti de combattre pour le Protestantisme et pour Monmouth. Ilm'est parfaitement indifférent de voir sur le trône Jacques Stuart ouJacques Walters, mais la Cour et l'armée du roi, ce sont des choses déjàtoutes faites. Eh bien, puisque Monmouth en est encore à cherchercourtisans et soldats, il pourrait bien arriver qu'il soit enchanté demes services et qu'il les récompense par des avantages et des honneurs.

—Votre logique est irréprochable, dit notre hôte, sauf sur un point:c'est que vous avez laissé de côté le très grand risque que court votretête, dans le cas où le parti du duc succomberait sous la disproportiondes forces.

—On ne joue pas un coup de dés sans mettre un enjeu.

—Et vous, jeune monsieur, demanda le vieillard, qu'est-ce qui vous aengagé dans cette partie si pleine de dangers?

—Je suis fils d'un des Têtes-Rondes, répondis-je, et les gens de mafamille ont toujours combattu pour la liberté du peuple et l'abaissem*ntde la tyrannie. Je viens prendre la place de mon père.

—Et vous, monsieur? reprit le questionneur, en regardant Ruben.

—Je pars pour voir un peu le monde et pour accompagner mon ami etcamarade ici présent, répondit-il.

—Et moi j'ai des raisons plus puissantes qu'aucun de vous, s'écria SirJacob, pour partir en guerre contre tout homme qui porte le nom deStuart. Si je n'avais pas une mission qui ne comporte aucune négligence,je serais peut-être tenté de faire route avec vous pour l'Est et defaire poser sur mes cheveux gris la rude compression d'un casqued'acier.

«Où est-il maintenant le noble château de Snellaby? où sont cesbosquets, ces forêts dans lesquelles ont grandi, ont vécu, et sont mortsles Clancing, depuis l'époque où Guillaume de Normandie mit le pied surle sol anglais.

«Un trafiquant, un homme qui a amassé une fortune méprisable, grâce à lasueur d'ouvriers à demi-mort de faim, est maintenant possesseur de cebeau domaine.

«Si moi, le dernier des Clancing, je m'y montrais, on aurait le droit deme livrer à l'huissier du village comme un vagabond, ou de m'en chasserà coup de fouets tressés avec les cordes d'arbalète d'insolentspiqueurs.

—Et comment est arrivé un aussi brusque changement de fortune?demandai-je.

—Remplissez vos verres, s'écria le vieillard en joignant l'action à laparole. Je bois à votre santé, je bois à la perte de tous les princessans foi.

«Comment cela arriva-t-il, demandiez-vous? Eh bien! Lorsque Charles Iervit fondre sur lui les premières agitations, je le soutins comme s'ilavait été mon propre frère. À Edgehill, à Naseby, dans vingtescarmouches ou combats, je me battis vaillamment pour sa cause,j'entretins à mes frais une troupe de cavalerie, levée parmi mesjardiniers, palefreniers et domestiques.

«Puis, la caisse de l'armée commençait à se vider; il fallait del'argent pour prolonger la lutte.

«Ma vaisselle et mes chandeliers d'argent furent jetés au creuset. Ils yentrèrent à l'état de métal et en sortirent sous forme de soldats et depiquiers.

«Nous durâmes ainsi quelques mois, jusqu'au jour où l'escarcelle sevida; et, par nos efforts communs, nous la remplîmes de nouveau. Cettefois, ce fut la ferme du domaine et le bois de chênes qui partirent.

«Puis advint Marston Morr. Il fallut recourir au dernier penny, audernier homme, pour réparer ce grand désastre.

«Je ne faiblis pas.

«Je donnai tout.

«Ce fabricant de savon, homme prudent à la face rubiconde et joufflue,s'était tenu en dehors des querelles civiles, et depuis longtemps, iljetait ses regards avides sur le château.

«C'était son ambition, à ce misérable ver, d'être un gentleman, commes'il suffisait pour cela d'un toit en pignon et d'une maison quis'émiette.

«Mais je le laissai satisfaire son caprice, et l'argent que je reçus jele jetai jusqu'à la dernière guinée, dans les coffres du roi.

«Et je tins bon ainsi jusqu'à la catastrophe finale, celle du Worcester,où je couvris la retraite du jeune prince, et je puis dire à bon droitqu'en dehors de l'Île de Man, je fus le dernier Royaliste qui défenditl'autorité de la Couronne.

«La république mit ma tête à prix, me regardant comme un ennemidangereux.

«Je fus donc forcé de m'embarquer sur un navire marchand à Harwich etj'arrivai aux Pays-Bas sans autre bien que mon épée et quelques piècesd'argent dans ma poche.

—Un cavalier peut fort bien se tirer d'affaire avec cela, fit remarquerSaxon. Il y a en Allemagne des guerres incessantes où un homme peutvendre ses services, quand les Allemands du Nord ne sont pas en armescontre les Suédois ou les Français, les Allemands du Sud sont sûrsd'avoir sur les bras les Janissaires.

—En effet, je portai les armes quelque temps au service desProvinces-Unies, ce qui me mit plus d'une fois face à face avec mesvieux ennemis les Têtes-Rondes.

«Olivier avait prêté aux Français la brigade de Reynolds, et Louis futenchanté d'avoir à son service des troupes aussi éprouvées. Par Dieu, jeme trouvai sur la contrescarpe à Dunkerque, et il m'arriva d'applaudir àl'attaque alors que mon devoir aurait été d'encourager la défense.

«Mon cœur s'enfla d'orgueil quand je vis ces gaillards, tenaces commedes bouledogues, grimper sur la brèche leurs piques traînant derrièreeux, chantant leurs psaumes d'une voix qui ne tremblait pas, bien queles balles partissent autour d'eux aussi denses que les abeilles aumoment de l'essaimage.

«Et quand ils en furent au corps à corps avec les Flamands, je vousréponds qu'ils poussèrent un cri où il y avait tant de joie soldatesqueque mon orgueil de retrouver de pareils Anglais l'emporta sur ma hainecontre des ennemis.

«Mais ma carrière militaire ne fut pas de longue durée, car la paix futbientôt conclue.

«Alors je me remis à l'étude de la chimie pour laquelle j'avais unegrande passion, d'abord sous Vorhaager de Leyde, puis avec De Huy, deStrasbourg, mais je crains bien que ces grands noms ne soient lettremorte pour vous.

—Vraiment, dit Saxon, on dirait que cette chimie exerce une attractionbien puissante, car nous avons rencontré à Salisbury deux officiers dela garde bleue, qui avaient aussi un faible de ce genre, bien que cefussent de solides gaillards, de vrais soldats pour tout le reste.

—Ha! s'écria Sir Jacob, avec intérêt, à quelle école appartenaient-ils?

—Oh! je n'entends rien à ces choses-là, répondit Saxon, je saisseulement que selon eux Gervinus, de Nuremberg, celui que j'ai gardé enprison, ou n'importe quel autre homme, était capable de transformer lesmétaux.

—Pour Gervinus, je ne saurais en répondre, dit notre hôte, mais pour cequi est de la possibilité de la chose, je puis engager ma parole dechevalier. Nous reparlerons de cela.

«Vint enfin l'époque où Charles II fut invité à reprendre possession dutrône, et nous tous, depuis Jeffrey Hudson, le nain de la cour, jusqu'àMylord Clarendon, nous fûmes transporté de joie à la pensée que nousrecouvrerions ce qui nous appartenait.

«Je laissai dormir ma créance quelque temps, m'imaginant que le Roi semontrerait magnanime en aidant un pauvre Cavalier qui s'était ruiné poursa famille, sans attendre que celui-ci l'en sollicitât.

«J'attendis, j'attendis! Je ne reçus pas un mot.

«Un jour donc, je me rendis au lever, et je fus présenté en bonne et dueforme:

«—Ah! dit-il, avec cette cordialité qu'il savait si bien feindre, si jene me trompe, vous êtes Sir Jaspar Killigrew?

«—Non, Sire, répondis-je, je suis Sir Jacob Clancing, jadis deSnellaby-Hall, dans le comté de Stafford.

«Ensuite je rappelai à son souvenir la bataille de Worcester, etplusieurs autres événements qui nous étaient arrivés en commun.

«—Oh! parbleu, s'écria-t-il, comme je suis oublieux! Et comment va-t-onà Snellaby?

«Je lui expliquai alors que le Manoir n'était plus ma propriété.

«Je lui dis en quelques mots à quelle situation j'étais réduit.

«Sa figure s'obscurcît aussitôt, et il me témoigna une froideurglaciale.

«—Tout le monde se jette sur moi pour avoir de l'argent et des places,dit-il, et la vérité est que les Communes se montrent si chiches que jen'ai guère de quoi être généreux pour les autres. Toutefois, Sir Jacob,nous verrons ce qu'on peut faire pour vous.

«Et sur ces mots il me renvoya.

«Ce même soir, le secrétaire de Mylord Clarendon vint me trouver, etm'apprit qu'en considération de mon long dévouement et des pertes quej'avais subies, le Roi me faisait la grâce de me donner le titre deChevalier de la Loterie.

—Je vous prie, monsieur, dites-nous ce que c'est qu'un Chevalier de laLoterie, demandais-je.

—C'est le tenancier d'une maison de jeu, ni plus ni moins. Voilàcomment il me récompensait.

«Je recevais l'autorisation de tenir un tapis-franc sur la Place deCovent-Garden et d'y attirer les jeunes étourneaux de la ville pour lestondre au jeu de l'hombre.

«Pour rétablir ma fortune, il me fallait ruiner autrui.

«Mon honneur, ma famille, ma réputation, tout cela ne pesait aucunpoids, du moment que j'avais le moyen de soutirer leurs guinées àquelques imbéciles.

—J'ai entendu dire que certains chevaliers de la Loterie ont fait debonnes affaires, dit Saxon, d'un air réfléchi.

—Bonnes ou mauvaises, ce n'était point un emploi convenable pour moi,j'allai trouver le Roi et je le suppliai de donner à sa générosité uneautre forme.

«Il me répondit seulement que je faisais bien le difficile pour un hommeaussi pauvre que je l'étais.

«Je tournai autour de la Cour pendant des semaines.

«Moi et d'autres cavaliers, nous avons vu le Roi et son frère gaspillerau jeu et en courtisanes des sommes qui nous auraient rendu nospatrimoines.

«J'ai vu Charles risquer sur une seule carte une somme qui auraitcontenté le plus exigeant de nous.

«Je faisais tout mon possible pour me tenir dans les Parcs deSaint-James, dans la galerie de White-hall, espérant qu'on feraitquelque chose pour moi.

«À la fin, je reçus de lui un second message.

«Il m'y était dit que si je ne pouvais m'habiller plus à la mode, il medispensait de mon assiduité.

«Voilà ce qu'il faisait dire au vieux soldat usé qui avait sacrifiésanté, fortune, position, tout au service de son père et au sien.

—Quelle honte! criâmes-nous d'une seule voix.

—Pouvez-vous dès lors vous étonnez que j'aie maudit toute la race desStuart, cette race menteuse, débauchée, et cruelle? Quant au Manoir, jepourrais le racheter demain, si cela me plaisait, mais pourquoi leferais-je, puisque je n'ai pas d'héritier.

—Ho! vous avez donc réussi? dit Decimus Saxon, avec un de ses coupsd'œil de côté si pleins de malice. Vous avez peut-être trouvé vous mêmele moyen de convertir en or marmites et casseroles, d'après ce que vousavez dit. Mais c'est impossible, car je vois dans cette pièce-ci qu'ilreste encore du cuivre et du fer à changer en or.

—L'or a son emploi, le fer a son usage, dit Sir Jacob, d'un tond'oracle. L'un ne peut prendre la place de l'autre.

—Pourtant, remarquai-je, ces officiers nous ont affirmés que c'était làuniquement une superstition du vulgaire.

—Alors ces officiers ont prouvé que leurs connaissances étaient moinsétendues que leurs préjugés. Alexander Setonius, un Écossais, a été lepremier à le faire, parmi les modernes. En 1602 au mois de mars, il achangé en or une barre de plomb dans la main d'un certain Hansen, àRotterdam, et celui-ci en a témoigné.

«Il ne s'est pas borné à recommencer cette opération devant les savantsenvoyés par l'Empereur Rodolphe; il l'a encore enseignée à JohannWolfgang Dreisheim de Fribourg, et à Gustenhofer, de Strasbourg, qui l'alui-même enseignée à mon illustre maître le...

—Qui vous l'a enseignée à son tour, s'écria Saxon d'un ton de triomphe.Je n'ai pas une provision de métal sur moi, cher monsieur, mais voicimon casque, ma cuirasse, mes brassards, mes cuissards, puis mon épée,mes éperons, les boucles de mon harnachement.

«Je vous en prie, employez votre art très excellent, très louable surces objets, et je vous promets de vous apporter sous peu de jours unequantité de métal plus digne de votre habileté.

—Non, non, dit l'alchimiste en souriant et hochant la tête, cela peutêtre fait, sans doute, mais avec lenteur, peu à peu, par petit* morceauxà la fois, avec beaucoup de dépenses et de patience.

«Ce serait une longue et pénible tâche pour un homme que de chercher às'enrichir ainsi, mais je ne nierai pas que la chose ne se puisse faireà la fin.

«Et maintenant, comme les bouteilles sont vides, et que votre jeunecamarade s'assoupit sur sa chaise, il est peut-être préférable pour vousd'employer au sommeil le reste de la nuit.

Il prit dans un coin plusieurs couvertures et tapis, et les étendit surle sol.

—C'est un lit de soldat, remarqua-t-il, mais vous serez peut-être plusmal couchés encore, d'ici au jour où vous aurez mis Monmouth sur letrône d'Angleterre. Quant à moi, j'ai l'habitude de dormir dans unechambre intérieure pratiquée là haut.

Après avoir ajouté quelques mots relatifs aux précautions à prendre pourêtre à notre aise, il se retira en emportant la lampe, et passa par uneporte qui se trouvait au bout de la pièce, et qui avait échappé à notreobservation.

Ruben, qui n'avait pas eu un instant de repos depuis son départ deHavant, s'était déjà étendu sur les couvertures, et dormaitprofondément, avec une selle comme oreiller.

Quant à Saxon et à moi, nous restâmes assis quelques minutes encore, àla lumière du brasier qui brûlait.

—On pourrait faire pire que de s'adonner à ce métier de chimiste, fitremarquer mon compagnon, en secouant les cendres de sa pipe. Voyez-vouslà, dans le coin, ce coffre renforcé de ferrures?

—Eh bien?

—Il est rempli jusqu'aux deux tiers de l'or qu'a fabriqué le dignegentleman.

—Comment le savez-vous? demandais-je d'un ton incrédule.

—Quand vous avez frappé au panneau de la porte avec le pommeau de votreépée, comme si vous vouliez l'y faire entrer, vous avez sans douteentendu des allées et venues rapides, puis le bruit d'une ferrure.

«Eh bien, grâce à ma haute taille, j'ai pu jeter un regard à traverscette fente du mur, et j'ai vu notre ami jeter dans ce coffre quelquechose de sonore, avant de le fermer.

«Je n'ai pu qu'entrevoir le contenu, mais je peux jurer que cettecouleur jaune foncé ne vient pas d'un autre métal que de l'or. Voyons sielle est bien fermée à clef.

Il se leva, se dirigea vers le coffre, et tira avec force sur lecouvercle.

—Arrêtez, Saxon, arrêtez, criai-je avec colère, que dirait notre hôte,s'il nous surprenait.

—Bon, il ne devrait pas garder des choses pareilles sous son toit. Avecun ciseau ou un poignard, on pourrait peut-être forcer le couvercle.

—Par le ciel, dis-je à demi-voix, si vous l'essayez, je vous couche surle dos.

—C'est bon, c'est bon, jeune Anak, ce n'était qu'une fantaisie, pourjeter encore un coup d'œil sur le trésor. Maintenant, si c'était unpartisan dévoué du Roi, ce serait là une belle prise de guerre.N'avez-vous pas remarqué qu'il prétendait avoir été le dernier Royalistequi ait tiré l'épée en Angleterre et qu'il a reconnu que sa tête avaitété mise à prix comme rebelle? Votre père, tout pieux qu'il est,n'éprouverait guère de componction à dépouiller un pareil Amalécite. Enoutre, ne l'oubliez pas, il n'est pas plus embarrassé pour faire del'or, que votre bonne mère ne le serait pour faire des beignets auxframboises.

—En voilà assez, répondis-je d'un ton âpre, inutile de discuter!Couchez-vous, ou j'appelle notre hôte et je lui apprends à quelpersonnage il a donné l'hospitalité.

Saxon, après avoir poussé maints grognements, prit enfin le partid'étendre ses longs membres sur une natte, pendant que je me reposais àcôté de lui.

Je restai éveillé jusqu'au moment où la douce lumière du matin se montraà travers les fentes des solives mal couvertes du toit.

À vrai dire, je n'osais m'endormir, de peur que les habitudes pillardesdu soldat de fortune ne prissent le dessus et qu'il ne nous déshonorâtaux yeux de notre hôte si prévenant.

À la fin, cependant, sa respiration à temps prolongés me prouva qu'ils'était endormi et je pus goûter quelques heures d'un repos bien gagné.

XII-De quelques aventures sur la lande.

Dans la matinée, après avoir déjeuné des restes de notre souper, nousnous occupâmes de nos chevaux et des préparatifs du départ.

Mais, avant de nous laisser monter en selle, notre excellent hôteaccourut à nous, portant une armure.

—Venez par ici, dit-il à Ruben. Mon garçon, il n'est pas bon que vousalliez à l'ennemi, la poitrine sans protection, alors que vos camaradessont couverts d'acier. J'ai ici ma cuirasse et mon casque, qui vousiront, je crois, car si vous êtes mieux en chair que moi, je suis,d'autre part, d'une construction plus large.

«Ah! ne l'avais-je pas dit! Quand Silas Thompson, l'armurier de la Cour,vous l'aurait fait sur mesure, cela ne vous irait pas mieux.

«Maintenant voyons pour le casque. Il s'ajuste aussi très bien.

«Vous voilà à présent devenu un cavalier comme Monmouth ou n'importequel autre chef seraient fiers d'en avoir autour de sa bannière.

Le casque et la cuirasse complète étaient du meilleur acier de Milan,avec de riches incrustations d'argent et d'or, des dessins rares etcurieux en relief de tous côtés.

Il en résultait un effet si sévère, si martial, que la rouge et gaiephysionomie de mon ami, vue sous cette panoplie, avait je ne sais quoiqui heurtait, je ne sais quoi de plaisant.

—Non, non, s'écria le vieux Cavalier, en voyant un sourire sur nostraits, il n'est que juste qu'un aussi précieux joyau que l'est un cœurhonnête soit dans un écrin capable de le protéger.

—Je vous suis vraiment reconnaissant, monsieur, dit Ruben. Je ne saiscomment trouver des mots pour vous remercier. Ah! Sainte Mère! j'aigrande envie de revenir tout droit à Havant pour leur montrer le solidehomme d'armes qui a été élevé parmi les habitants.

—C'est de l'acier qui a fait ses preuves, insista Sir Jacob. Une ballede pistolet rebondirait dessus.

«Et vous, reprit-il, en s'adressant à moi, voici un petit présent quivous rappellera notre rencontre. J'ai remarqué que vous jetiez desregards curieux sur mon étagère de livres. Ce sont les Vies des grandsHommes d'autrefois, par Plutarque, mises en anglais par l'ingénieux MrLatimer. Portez ce volume avec vous et conformez votre vie aux exemplesdes géants dont les exploits y sont racontés.

«Je mets dans vos poches d'arçon un paquet de peu de volume mais d'unegrande importance, que je vous prie de remettre à Monmouth le jour oùvous arriverez à son camp.

«Pour vous, monsieur, dit-il en parlant à Decimus Saxon, voici un lingotd'or vierge, dont vous pourrez faire une épingle ou tout autre ornement.Ayez la conscience tranquille en le portant, car il vous est donné entoute loyauté et n'a point été filouté à votre hôte pendant son sommeil.

Saxon et moi, nous échangeâmes un prompt regard de surprise à cediscours, qui nous prouvait que notre hôte n'ignorait pas les propostenus par nous pendant la nuit.

Mais Sir Jacob ne laissa percer aucun indice de colère.

Il se mit en devoir de nous indiquer la route à suivre et de nousconseiller pour notre voyage.

—Il faut que vous suiviez ce chemin tracé par les moutons jusqu'à ceque vous arriviez à un autre chemin plus large qui se dirige versl'ouest, dit-il. Mais c'est un chemin dont on ne fait que peu d'usage,et il y a peu de chance pour que vous tombiez sur des ennemis. Le cheminvous fera passer entre les villages de Fovant et de Hindon, avant devous conduire à Mere, qui est à peu de distance de Bruton, sur la limitedu comté de Somerset.

Après avoir remercié notre vénérable hôte de la bonté qu'il nous avaittémoignée, nous laissâmes aller les rênes, et il put reprendre l'étrangeet solitaire existence où nous l'avions trouvé.

L'emplacement de son cottage avait été si habilement choisi, que quandnous nous retournâmes pour lui adresser un dernier salut, lui et sademeure avaient déjà disparu à nos yeux, et que parmi les nombreuxtertres, les nombreuses cavités, il nous fut impossible de reconnaîtrel'endroit où était la maisonnette dans laquelle nous avions trouvé unabri aussi opportun.

En avant et à côté de nous la plaine s'étendait en un tapis de couleurbrune jusqu'à l'horizon, sans que rien fit saillie à sa surface stérileet couverte d'ajoncs.

Sur tout cet espace, rien ne décelait la vie, à l'exception de rareslapins, qui rentraient à la hâte dans leurs trous au bruit de notreapproche, ou de quelques moutons décharnés, affamés, qui trouvaient àpeine leur subsistance dans l'herbe grossière et filandreuse queproduisait ce sol stérile.

Le sentier était si étroit que nous ne pouvions le suivre qu'un à un,mais nous ne tardâmes pas à le quitter entièrement, ne nous en servantque pour nous guider, et galopant côte à côte à travers la plaineondulée.

Nous gardions tous le silence.

Ruben contemplait sa nouvelle cuirasse, ainsi que je pouvais en jugerpar les fréquents regards qu'il y jetait.

Saxon, les yeux à demi clos, ruminait quelque affaire qui l'intéressait.

Quant à moi, mes pensées se reposaient sur les infâmes projets que lecoffre d'or avait inspirés au vieux soldat, et sur le surcroît de honteque me causait la certitude que notre hôte avait, je ne sais comment,deviné son intention.

Il ne pouvait résulter rien de bon d'une alliance avec un homme à cepoint dépourvu de tous sentiments d'honneur ou de gratitude.

Je sentis cela si fortement que je rompis enfin le silence, en montrantun sentier qui coupait le notre, et s'en éloignait, et en luirecommandant de le suivre, puisqu'il avait prouvé qu'il n'était pointfait pour la compagnie d'honnêtes gens.

—Par la sainte croix! dit-il en mettant la main sur la poignée de sarapière, est-ce que vous avez donné congé à votre bon sens? Ce sont làdes paroles qu'aucun cavalier d'honneur ne saurait tolérer.

—Elles n'en sont pas moins l'expression de la vérité, répondis-je.

Sa lame sortit aussitôt du fourreau, pendant que sa jument faisait unbond de deux fois sa longueur, sous le brusque contact des éperons.

—Voici, s'écria-t-il en lui faisant faire demi-tour, sa figure faroucheet maigre toute frémissante de colère, voici un emplacement bien nivelé,qui sera excellent pour régler l'affaire. Tirez votre aiguille etsoutenez vos dires.

—Je ne bougerai pas de l'épaisseur d'un cheveu pour vous attaquer,répondis-je. Pourquoi le ferais-je, alors que je ne vous en veuxnullement. Mais si vous fondez sur moi, je vous jetterai sûrement à basde votre selle, malgré tous vos artifices d'escrimeur.

En parlant ainsi, je tirai mon sabre et me mis en garde, car je sentaisbien qu'avec un vieux soldat comme celui-là, le premier choc serait rudeet brusque.

—Par tous les Saints du ciel, cria Ruben, le premier des deux quifrappe l'autre, je lui décharge ce pistolet dans la tête. Pas de cesjeux-là, Don Decimo, car par le Seigneur, je fonds sur vous, quand mêmevous seriez le fils de ma propre mère. Rengainez votre épée, car unedétente part aisément, et le doigt me démange.

—Au diable soit le trouble-fête! grogna Saxon, remettant son épée aufourreau d'un air bourru.

«Non, Clarke, reprit-il, après quelques moments de réflexion, ce n'estqu'une plaisanterie d'enfants, que jouent deux camarades pour voirlequel des deux se fâchera pour une bagatelle. Moi qui suis assez âgépour être votre père, j'aurais dû me maîtriser assez pour ne pasdégainer contre vous, car la langue d'un jeune homme part sur uneimpulsion, et sans réfléchir. Dites seulement que vous en avez dit plusque vous ne pensiez.

—Ma façon de le dire a pu être trop claire et trop rude, répondis-je,car je vis qu'il ne demandait qu'un peu d'onguent pour l'endroit où mesbrèves paroles l'avaient blessé; mais nos caractères différent du votre,et cette différence doit disparaître, autrement vous ne sauriez êtrepour nous un camarade sûr.

—Très bien, Maître la Morale, il va falloir que je désapprennequelques-uns des tours de mon métier. Corbleu, mon homme, si vous faitesle difficile sur mon compte, qu'est-ce que vous penseriez de certainesgens que j'ai connus? Il n'est que temps que nous commencions la guerre,car nos bonnes lames ne veulent pas se tenir tranquilles dans leursfourreaux.

La lame tranchante, la fidèle lame de Tolède,
S'était rouillé faute de combats,
Et s'était rongée elle-même, n'ayant
Personne à tailler, à dépecer.

«Vous ne sauriez exprimer une idée que le vieux Samuel ne l'ait eueavant vous.

—Nous allons certainement arriver bientôt au bout de cette terribleplaine, s'écria Ruben. La platitude insipide suffit pour mettre auxprises les meilleurs amis. Nous pourrions nous trouver dans les désertsde Libye aussi bien que dans le Wiltshire, qui appartient à Sa TrèsDisgracieuse Majesté.

—Voici de la fumée là-bas, sur le flanc de cette hauteur, dit Saxon, enmontrant le sud.

—M'est avis que j'aperçois une rangée de maisons en ligne droite,remarquai-je en abritant mes yeux avec ma main. Mais c'est loin, etl'éclat du soleil m'empêche de bien distinguer.

—Ce doit être le hameau de Hindon, dit Ruben. Oh! comme on a chaud souscet habit d'acier!

«Je me demande si ce serait conforme aux militaires de le défaire etde le pendre au cou de Didon. Sans quoi je vais y être rôti tout vifcomme un crabe dans sa carapace. Qu'en dites-vous, homme illustre?Est-ce contraire à l'un de ces Trente-neuf articles de guerre que vousportez dans votre cœur?

—Porter le poids du harnachement, jeune homme, répondit gravementSaxon, c'est un des exercices de la guerre, et dès lors c'est unequalité à laquelle on n'atteint qu'en pratiquant l'épreuve à laquellevous êtes soumis en ce moment. Vous avez bien des choses à apprendre, etl'une d'elles, c'est de ne point mettre si vite que cela un pétrinal àla tête des gens quand vous êtes à cheval. La secousse brusque, queproduit votre cheval, aurait suffi pour faire abattre la détente, en uneseconde, ce qui aurait privé Monmouth d'un vieux et expérimenté soldat.

—Votre remarque aurait une grande importance, répondit mon ami, si jene me rappelais pas maintenant que j'ai oublié de recharger monpistolet, depuis que je l'ai déchargé hier soir sur cette énorme bêtejaune.

Decimus Saxon hocha la tête d'un air découragé:

—Je me demande, remarqua-t-il, si nous ferons jamais de vous un soldat.Vous tombez de cheval dès que l'animal change d'allure. Vous faitespreuve d'une légèreté qui n'est guère en harmonie avec le sérieux duvrai soldado. Vous menacez de votre pétrinal quand il n'est paschargé, et pour finir, vous sollicitez la permission d'attacher au coude votre cheval votre armure, une armure que le Cid lui-même pourraitêtre fier de porter. Cependant vous avez du cœur, de l'activité, jecrois. Sans cela vous ne seriez pas ici.

Gracias, Senior, dit Ruben, en faisant un salut qui faillit ledésarçonner, cette dernière remarque fait passer tout le reste.Autrement j'aurais été forcé de croiser le fer avec vous, pour maintenirmon renom de soldat.

—À propos de cet incident de la nuit, dit Saxon, à propos du coffre,qui selon moi, était plein d'or et que j'étais disposé à saisir commelégitime butin, je suis maintenant tout prêt à reconnaître que j'ailaissé voir trop de hâte, trop de précipitation, car le vieillard nousavait accueillis loyalement.

—N'en parlez plus, répondis-je, si vous voulez seulement vous tenirdésormais en garde contre de telles impulsions.

—Elles ne m'appartiennent point en propre, répondit-il. Elles viennentde Will Spotterbridge, qui était un homme sans réputation.

—Et comment se trouve-t-il mêlé à l'affaire? demandai-je aveccuriosité.

—Eh bien, voici comment: mon père épousa la fille dudit WillSpotterbridge, et il affaiblit ainsi la valeur d'une bonne vieillefamille par l'introduction d'un sang malsain. Will était un diabled'enfer de Fleet-Street, au temps de Jacques, une lumière remarquable del'Alsace, séjour des bravaches et des chercheurs de querelles. Son sanga été transmis par l'intermédiaire de sa fille à nous dix, bien quej'aie la joie de pouvoir dire qu'étant le dixième, il avait perdu àcette époque une bonne partie de sa virulence, et il n'en reste guèreplus qu'une dose convenable de fierté et un désir louable de réussir.

—Mais en quoi a-t-il affecté la race? demandai-je.

—Le voici, répondit-il. Les Saxons d'au temps jadis étaient unegénération de gens à figure pleine, contente, occupés à leurs bureauxpendant six jours et à leurs Bibles le septième. Si mon père buvait unverre de petite bière de plus qu'à l'ordinaire, ou si par suite d'uneprovocation, il lui arrivait de lâcher l'un de ses jurons favoris comme:«Oh! noiraud!» ou bien: «cœur vivant!» il s'en tourmentait comme sic'étaient les sept péchés capitaux. Est-il vraisemblable, conforme aucours naturel des choses qu'un homme de cette sorte ait engendré dixgarçons allongés, efflanqués, dont neuf auraient pu être cousins aupremier degré de Lucifer et frères de lait de Belzébuth!

—C'était bien pénible pour lui, remarqua Ruben.

—Pour lui? Oh non, tous les ennuis furent pour nous! Si les yeuxouverts, il jugea à propos d'épouser la fille d'un diable incarné commeWill Spotterbridge, parce que ce jour-là elle était poudrée et peinte àson goût, quel sujet eut-il de se plaindre? C'est nous qui avons dansles veines du sang de ce bravo de taverne, greffé sur notre bonne,notre honnête nature, c'est nous qui avons le plus de raison deprotester.

—Sur ma foi, d'après le même enchaînement de raisons, dit Ruben, un demes ancêtres a dû épouser une femme qui avait la gorge terriblementsèche, car mon père et moi nous sommes affligés de la même maladie.

—Vous avez sûrement hérité d'une langue bien pendue, grogna Saxon.D'après ce que je vous ai dit, vous voyez que toute notre vie est unconflit entre notre vertu naturelle de Saxon, et les impulsions impiesdues à la tache des Spotterbridge. Celle dont vous avez eu sujet de vousplaindre, la nuit dernière, n'est qu'un exemple du mal auquel je suissujet.

—Et vos frères et sœurs, demandai-je, quel effet a produit en euxcette circonstance?

La route était triste et longue, en sorte que le bavardage du vieuxsoldat était une diversion des plus opportunes à l'ennui du voyage.

—Ils ont tous succombé, dit Saxon, en gémissant. Hélas! hélas! quellepieuse troupe ils auraient fait, s'ils avaient employé leurs talents àde meilleurs usages.

«Prima fut notre aînée. Elle vécut bien jusqu'à ce qu'elle fût devenuefemme.

«Secundus fut un vaillant marin, et il avait son vaisseau à lui qu'iln'était encore qu'un jeune homme. Toutefois on fit la remarque qu'ilpartit en voyage sur un schooner, et qu'il revînt sur un brick, ce quidonna lieu à des recherches. Il peut se faire, comme il le dit, qu'ill'ait rencontré allant à la dérive dans la Mer du Nord, et qu'il aitabandonné son vaisseau pour sa trouvaille, mais on le pendit avant qu'ileut pu le prouver.

«Tertia se sauva avec un meneur de bestiaux du Nord, et depuis cetemps-là elle court encore.

«Quartus et Nonus se sont livrés longtemps à leur métier d'arracher lesnoirs à leurs pays de ténèbres et d'idolâtrie pour les transporter commecargaison dans les plantations, où ils peuvent apprendre les beautés dela religion chrétienne. Toutefois ce sont des hommes d'un caractèreemporté, au langage profane, qui n'éprouvent aucune affection enversleur jeune frère.

«Quintus était un jeune garçon qui promettait beaucoup, mais il trouvaun baril de rhum qui avait été jeté par-dessus bord dans un naufrage, etil mourut peu après.

«Septus aurait pu bien tourner, car il était devenu clerc chez JohnTranter, attorney, mais il était d'une nature entreprenante ettransporta au Pays-Bas tout ce qu'il y avait dans l'étude, papiers,argent, et le reste; ce qui ne causa pas de minces ennuis à son patron,qui n'a jamais pu ravoir ni les uns ni les autres depuis ce jour jusqu'àprésent.

«Septimus mourut jeune.

«Quant à Octavus, le sang de Will Spotterbridge se fit jour de bonneheure chez lui, et il fut tué dans une rixe à propos d'un coup de dés,que ses ennemis prétendirent avoir été pipés de façon à faire sortirinvariablement le six.

«Que cet émouvant récit vous serve d'avertissem*nt: si vous êtes assezsots pour vous imposer la charge d'une femme, faites en sorte qu'elle nesoit affligée d'aucun vice, car une jolie figure est une bien faiblecompensation pour un esprit mauvais.

Ruben et moi nous ne pûmes nous empêcher de rire en entendant cetteconfession de famille, que notre camarade débita sans laisser voir lamoindre confusion, le moindre embarras.

—Vous avez payé cher le manque de discernement de votre père,remarquais-je. Mais que peut donc être cet objet que voici, à notregauche?

—C'est une potence, à en juger par l'apparence, dit Saxon en examinantla haute charpente qui se dressait sur un petit tertre.Rapprochons-nous, car c'est à peu de distance de notre route. Ce sontdes objets rares en Angleterre, et je vous réponds sur ma foi, que quandTurenne était dans le Palatinat, on voyait plus de potences que debornes sur les routes. Aussi, pour ne rien dire des espions, destraîtres qu'engendrait la guerre, les coquins de Chevaliers Noirs et deLansquenets, des vagabonds bohémiens, et par ci par là d'un homme dupays qu'on supprimait pour l'empêcher de mal faire, jamais les corbeauxne se virent à pareille fête.

Lorsque nous fûmes près de ce gibet solitaire nous aperçûmes comme unpaquet de guenilles desséchées où il était à peine possible dereconnaître des restes humains, et qui se balançait au centre.

Ce misérable débris d'humanité était attaché à la barre transversale parune chaîne de fer, et oscillait d'un mouvement monotone en avant et enarrière, au souffle de la brise matinale.

Nous avions arrêté nos chevaux, et nous regardions en silence cetteenseigne de la mort, quand l'objet qui nous avait semblé être un paquetde guenilles jeté au pied de la potence, remua soudain et se tourna versnous montrant la figure ravagée d'une vieille femme, si profondémentempreinte de passions mauvaises, si méchante dans son expression,qu'elle nous inspira plus d'horreur encore que l'objet impur qui sebalançait au-dessus de sa tête.

Gott in Himmel! s'écria Saxon, c'est toujours ainsi. Une potenceattire les sorcières aussi fort qu'un aimant attire les aiguilles. Toutela sorcellerie du pays veut s'installer autour, comme des chats autourd'une jatte de lait. Méfiez-vous d'elle, car elle a le mauvais œil.

—Pauvre créature, c'est plutôt le mauvais estomac qu'elle a, dit Rubenen poussant son cheval vers la femme. Qui a jamais vu un pareil sac àos. Je parie qu'elle est en train de mourir, faute d'une croûte de pain.

La créature gémit et tendit deux griffes décharnées pour saisir la pièced'argent que mon ami lui avait jetée.

Ses yeux noirs à l'expression farouche, son nez en forme de bec, les osdesséchés sur lesquels la peau jaune et parcheminée était fortementtirée, lui donnaient l'air d'un esprit qui inspire la crainte.

On eût dit un impur oiseau de proie, un de ces vampires dont parlent lesconteurs.

—À quoi bon de l'argent dans ce désert? remarquai-je. Elle ne peut passe nourrir d'une pièce d'argent.

Elle se hâta de nouer la pièce de monnaie dans un coin de ses haillonscomme si elle craignait que je vinsse la lui prendre par force.

—Cela servira à acheter du pain, croassa-t-elle.

—Mais qui vous en vendra, bonne femme? demandai-je.

—On en vend à Fovant, et on en vend à Hindon, répondit-elle. Je resteici pendant le jour, mais je voyage pendant la nuit.

—Je garantis qu'elle voyage en effet, et sur un manche à balai, ditSaxon, mais dites-nous, la mère, qui est ce pendu, au-dessus de vous?

—C'est celui qui a fait périr mon dernier-né, dit la vieille, en jetantun regard méchant à la momie qui pendait là-haut, et lui tendant sonpoing fermé, où il ne restait guère plus de chair que sur l'autre. C'estcelui qui a fait périr mon brave petit garçon. Il le rencontra sur lavaste lande, et lui arracha sa jeune vie, quand aucune main secourablen'était là pour arrêter le coup. C'est ici qu'a été versé le sang de mongarçon.

«C'est ainsi que sous cet arrosage a poussé cette belle potence, avec lefruit mûr qu'elle porte. Et ici, qu'il pleuve, qu'il fasse du soleil,moi, sa mère, je resterai tant que deux os tiendront encore ensemble, del'homme qui a fait périr le chéri de mon cœur.

Et en parlant ainsi, elle se serra dans ses haillons, puis appuyant sonmenton sur ses mains, elle leva les yeux pour contempler avec unredoublement de haine les hideux débris.

—Partons, Ruben, criai-je, car cette vue était bien de nature àinspirer l'horreur de son semblable, c'est une goule, non une femme.

—Pouah! dit Saxon, voilà qui vous fait monter à la bouche une saveur decadavre! Qui veut partir à fond de train sur les Dunes? Au diable lesouci et la charogne!

Sir John enfourcha son brave coursier brun,
Pour une chevauchée à Monmouth, ah!
Un bon justaucorps de buffle sur le dos,
Un sabre au côté. Ah!
Ha! Ha! jeune homme, nous les rebelles, saurons,
Abattre l'orgueil du roi Jacques. Ah!
En avant, mes gaillards, à toute bride, et du sang à l'éperon!

Nous donnâmes de l'éperon à nos chevaux pour nous éloigner au galop dece lieu maudit aussi vite que nos braves bêtes pouvaient nous porter.

L'air avait pour nous tous une saveur plus pure, la bruyère un parfumplus doux, grâce au contraste avec les deux êtres horribles que nousavions laissés derrière nous.

Que le monde serait charmant, mes enfants, sans l'homme et sespratiques.

Lorsque nous nous arrêtâmes enfin, nous avions mis trois ou quatremilles entre la potence et nous.

Juste en face de nous, sur une pente douce, s'élevait un charmant petitvillage, avec son église au toit rouge surgissant du milieu d'un bouquetd'arbres.

Pour nos yeux, après le monotone tapis de la plaine, c'était unspectacle réjouissant que ce vaste déploiement de feuillée verte, et cesagréables jardins qui entouraient de tous côtés le hameau.

Pendant toute la matinée, nous n'avions vu d'autres êtres humains que lavieille sorcière de la lande et quelques coupeurs de tourbe dans lelointain.

Puis, nos ceintures commençaient à devenir trop larges, et nous n'avionsqu'un faible souvenir de notre déjeuner.

—Cela, dis-je, ce doit être le village de Mere, que nous devionsdépasser avant d'arriver à Bruton. Nous franchirons bientôt la limite ducomté de Somerset.

—J'espère que nous arriverons bientôt en présence d'un beefsteak, gémitRuben. Je suis à demi mort de faim. Un aussi joli village doit avoir unehôtellerie passable, bien que dans mes voyages je n'en aie rencontréaucune qui soutienne la comparaison avec la vieille Gerbe de Blé.

—Il n'y a pour nous en ce moment-ci ni auberge ni dîner, dit Saxon.Regardez là-bas vers le Nord et dites-moi ce que vous voyez.

À l'extrême horizon s'apercevait une longue file de points brillants,scintillants, qui lançaient des rayons rapides comme un collier dediamants.

Toutes ces taches brillantes étaient animées d'un mouvement rapide, etcependant elles conservaient leurs distances respectives.

—Qu'est-ce donc? fîmes-nous d'une seule voix.

—Cavalerie en marche, dit Saxon. Il se pourrait que ce soient nos amisde Salisbury, qui auront fait une longue journée de marche, ou bien,comme je suis porté à le croire, c'est un autre corps de la cavalerieroyale. Ils sont très loin, et ce que nous voyons n'est que le reflet dusoleil sur leurs casques; et cependant, si je ne me trompe, c'est versce village même qu'ils se dirigent. Il serait fort prudent de n'y pointentrer, de peur que les paysans ne les mettent sur nos traces. Il fautle doubler et pousser jusqu'à Bruton, où nous aurons du temps de restepour potage et souper.

—Hélas! Hélas! notre dîner! s'écria Ruben d'un ton piteux. J'aitellement diminué que mon corps s'agite en dedans de cette carapaced'armure, comme un pois dans sa gousse. N'importe, mes amis. En avantpour la foi protestante!

—Encore un bon coup de collier, pour arriver à Bruton, et nous pourronsnous reposer tranquillement. C'est un mauvais dîner que celui où on peutnous servir un dragon comme dessert après le rôti. Nos chevaux sontencore frais, et nous arriverons en une heure au plus.

L'on se remit donc en route, en se tenant à distance du danger et deMere, ce village ou Charles II se cacha après la bataille de Worcester.

Au sortir de là, la route était encombrée de paysans, qui abandonnaientle comté de Somerset, et de carrioles de fermiers, qui transportaientdes charges de vivres dans l'ouest et qui étaient disposés à recevoirquelques guinées des troupes royales comme des rebelles.

Nous en interrogeâmes un grand nombre pour avoir des nouvelles de laguerre, mais bien que nous fussions alors dans le voisinage du pays quiétait troublé, nous ne pûmes rien savoir de précis sur la situation,sinon que, de l'avis de tous, le soulèvement gagnait du terrain.

La contrée que nous parcourions était belle: formée de collines basses,ondulantes, bien cultivée et arrosée par de nombreux petit* cours d'eau.

Nous franchîmes la rivière de Brue sur un bon pont de pierre et nousarrivâmes enfin à la petite ville campagnarde qui était le but de notrecourse.

Elle s'étend au milieu d'une vaste étendue de prairies, de vergers, etde pacages fertiles.

De la hauteur qui domine la ville, notre vue se promena sur la plaineque nous avions laissée derrière nous, sans apercevoir trace de soldats.

Nous apprîmes aussi d'une vieille femme de l'endroit qu'une troupe desYeomen du Comté de Wilts avait bien passé par là, le jour précédent,mais qu'il n'y avait pas de soldats établis dans le pays.

Ainsi rassurés, nous fîmes hardiment notre entrée à cheval dans laville, et nous eûmes bientôt trouvé le chemin de la principalehôtellerie.

J'ai un vague souvenir d'une vieille église située sur une hauteur, etd'une bizarre croix de pierre dans la place du Marché, mais assurémentde tous les souvenirs que j'ai emportés de Bruton, aucun ne m'est plusagréable que celui de la figure épanouie de la maîtresse del'hôtellerie, et des plats fumants qu'elle nous servit sans perdre detemps.

XIII-Sur Sir Gervas Jérôme, Chevalier Banneret du comté de Surrey.

L'hôtellerie était pleine de monde, car il s'y trouvait à la fois denombreux agents et courriers du gouvernement allant et venant sur leschemins du foyer de la rébellion, et les compères de la localité, quis'y rendaient pour échanger des nouvelles et consommer la bière quefabriquait elle-même Dame Robson, l'hôtelière.

Malgré cette cohue de clients et le vacarme qui en résultait,l'hôtelière consentit à nous conduire dans sa propre chambre, où nouspourrions déguster sa bonne chère en toute paix et sécurité.

Cette faveur, à ce que je crois, était due à de petites manœuvresadroites, et à quelques mots dits à demi-voix par Saxon.

Entre autres talents acquis au cours de sa carrière mouvementée, ilavait un tour de main particulièrement agréable pour se mettre sur unpied amical avec le beau sexe, sans se préoccuper autrement de l'âge, dela taille et de la réputation.

Noblesse et populaire, amies de l'Église ou dissenters, Whig et Tory,peu importait, du moment qu'on était enjuponnée, notre camaraderéussissait toujours, malgré ses cinquante ans, à s'établir dans lesbonnes grâces du sexe, à l'aide de sa langue bien pendue et de sonassurance.

—Nous sommes vos reconnaissants serviteurs, Mistress, dit-il, quandle rôti fumant et le pudding eurent été servis. Nous vous avons privéede votre chambre. Voulez-vous nous faire le grand honneur de vousasseoir à notre table et de partager notre repas?

—Non, cher monsieur, dit l'imposante dame, très flattée de laproposition, il ne m'appartient pas de prendre place à côté de gentlemencomme vous.

—La beauté à des droits que les personnes de qualités et avant tout lescaballeros de l'épée sont les premiers à reconnaître, s'écria Saxon,fixant ses petit* yeux clignotants et pleins d'une expression admirativesur la personne dodue de l'hôtelière. Non, sur ma foi, vous ne nousquitterez pas. Je commencerai par fermer la porte à clef. Si vous nevoulez pas manger, vous boirez au moins avec nous un verre d'Alicante.

—Non, monsieur, c'est trop d'honneur que vous me faites-là, s'écriaDame Robson, en minaudant; je vais descendre à la cave et j'apporteraiune bouteille du meilleur.

—Non, par ma foi d'homme, vous n'irez pas, dit Saxon en se levantbrusquement. Où sont donc ces endiablés fainéants de domestiques, pourque vous soyez réduite à faire des besognes serviles?

Et installant la veuve sur une chaise, il partit à grand bruit pour lagrande salle, où nous l'entendîmes jurer après les garçons, les traiterde bande de coquins qui se donnent l'air affairé, qui abusent del'angélique bonté de leur maîtresse et de son incomparable douceur decaractère.

—Voici le vin, belle Mistress, dit-il en lui tendant une bouteille dechaque main. Permettez-moi de remplir votre verre. Ah! comme il couleclair et jaune, pareil à de la première cuvée. Ces coquins se remuentquand ils sentent qu'ils ont un homme pour les commander.

—Ah! s'ils pouvaient toujours être ainsi, dit la veuve, d'un tonsignificatif, en jetant à notre compagnon un regard langoureux. À vous,monsieur... Et à vous aussi, mes jeunes messieurs, ajouta-t-elle enportant le verre à ses lèvres. Plaise à Dieu que l'insurrection prennebientôt fin, car à en juger par votre bel équipement, vous êtes auservice du Roi.

—Ses affaires nous appellent dans l'Ouest, dit Ruben, et nous avonstoutes les raisons d'espérer que l'insurrection sera bientôt terminée.

—Oui, oui, mais il y aura auparavant du sang versé, dit-elle en hochantla tête. On m'a dit que les rebelles sont maintenant au nombre de septmille, qu'ils jurent de ne donner ni demander quartier; les bandits, lesassassins! Hélas! comment un gentilhomme peut-il se livrer à cettesanglante besogne, alors qu'il pourrait s'occuper d'une façon vertueuse,honorable, comme de tenir une hôtellerie! C'est ce que mon pauvre espritne peut pas concevoir. Il y a une triste différence entre l'homme quidort sur la terre froide, sans savoir s'il sera longtemps avant d'enavoir trois pieds d'épaisseur sur le corps, et celui qui passe la nuitsur un lit de plume bien chaud, peut-être au-dessus d'une cave bienfournie de vin comme celui que nous buvons en ce moment même.

Et en parlant ainsi, elle regardait Saxon bien en face, pendant queRuben et moi nous échangions des signaux sous la table.

—Cette affaire a sans doute fait marcher votre commerce, belleMistress, dit Saxon.

—Oui, et de la façon qui donne le plus de bénéfice, dit-elle. Quelquesbarils de bière de plus ou de moins, bus par les petites gens, ne fontpas grande différence dans un sens ou dans l'autre. Mais maintenant quenous avons des lieutenants de comté, des officiers, des maires, de lanoblesse, jouant de l'éperon comme s'il s'agissait de sauver sa vie, surtous les grands chemins, j'ai vendu plus de mes vins vieux, de mes vinsprécieux en trois jours que je n'en vendais jamais en un mois de trentejours. Je vous en réponds, ce n'est pas de l'ale, ni de l'eau-de-vie,que boivent ces gentilshommes. Il en faut du Prignac, du Languedoc, duTent, du Muscat, du Chianti, du Tokay: pas une bouteille qui coûte moinsd'une demi-guinée.

—Ah! Vraiment, fit Saxon, d'un air pensif, une maison confortable et unrevenu régulier!

—Ah! si mon pauvre Pierre avait vécu pour en jouir avec moi, dit DameRobson en posant son verre, et frottant ses yeux avec le coin de sonmouchoir. C'était un bon homme, le pauvre défunt, et pourtant, on peutbien le dire, entre amis, car c'est la vérité, il était devenu aussigros, aussi large qu'une des futailles. C'est vrai, mais le cœur, c'estl'essentiel. Mais en fait, après tout, si une femme devait toujoursattendre que l'objet de son caprice vienne à passer, il y aurait plus dedemoiselles que de mamans dans le pays.

—Je vous le demande, bonne dame, comment est-il l'objet de votrecaprice? demanda malicieusem*nt Ruben.

—Ce n'est pas un jeune homme gros et gras, riposta-t-elle avecvivacité, en jetant un regard narquois sur notre camarade grassouillet.

—Elle vous a envoyé cela en plein visage, Ruben, dis-je.

—Je ne voudrais pas d'un jeune freluquet à la langue bien pendue,reprit-elle, mais un homme qui connaît le monde, qui est mûri parl'expérience. Il le faudrait grand, et pourvu de bons muscles, avec lalangue assez déliée pour distraire des longues heures et aider à amuserles gentilshommes pendant qu'ils dégustent une bouteille de bon vin. Ilfaut aussi qu'il ait l'habitude des affaires, car n'est-ce pas ici unehôtellerie bien achalandée, et où deux cents bonnes livres lui passentchaque année entre les mains si jamais Dame Robson se laisse conduire denouveau à l'autel, il faudra que ce soit par un homme comme celui-là.

Saxon avait écouté fort attentivement les propos de la veuve et venaitd'ouvrir la bouche pour lui répondre quand un grand bruit et des alléeset venues annoncèrent l'arrivée d'un voyageur.

Notre hôtesse finit son vin et dressa les oreilles, mais une voix forteet autoritaire s'étant fait entendre dans le corridor pour demander unechambre particulière et un verre de vin du Rhin, elle se dit que sondevoir l'emportait sur ses affaires personnelles, et elle sortitaussitôt en s'excusant en quelques mots pour prendre la mesure du nouvelarrivant.

—Corbleu, mes enfants, dit Decimus Saxon, dès qu'elle eut disparu, vousvoyez aisément où nous en sommes. J'ai presque envie de laisser Monmouthse frayer passage, et de dresser tente dans cette tranquille localitéanglaise.

—Votre tente! dites-vous, fit Ruben. C'est une belle tente quecelle-ci, avec des caves garnies de vin comme celui que nous buvons. Etquant au repos, mon illustre personnage, si vous établissez votrerésidence ici, je vous garantis que vous ne resterez pas longtemps enrepos.

—Vous avez vu la dame, dit Saxon, le front tout sillonné de rides sousl'influence de la préoccupation. Elle a bien des choses pour larecommander. Un homme doit pourvoir à ses intérêts. Deux cents livrespar an, cela ne se ramasse pas sur la grande route, tous les matins dejuin. Ce n'est pas princier, mais c'est quelque chose pour un vieuxsoldat de fortune qui guerroie depuis trente-cinq ans, qui voit venir letemps où ses membres deviendront raides sous le harnais. Qu'en dit notresavant Flamand: an mulier (est-ce qu'une femme...). Mais, au nom dudiable, que se passe-t-il?

L'exclamation de notre compagnon était provoquée par le bruit d'unelégère bousculade derrière la porte, accompagnée d'un: «Oh! monsieur»et: «Qu'est-ce que penseront les servantes?»

La discussion se termina par la rentrée de Dame Robson, qui avait lafigure toute rouge et l'apparition sur ses talons d'un tout jeune hommefluet, vêtu à la dernière mode.

—Je suis convaincue, mes bons messieurs, dit-elle, que vous ne vousopposerez pas à ce que ce jeune gentilhomme boive son vin dans la mêmechambre que vous, d'autant que les autres pièces sont pleines des gensde la ville et du conseil.

—Sur ma foi, il faut que je sois mon propre introducteur, ditl'étranger en mettant sous son bras gauche sa coiffure à broderie d'or,et posant la main sur son cœur, et s'inclinant en même temps si bas queson front faillit heurter le bord de la table. Votre très humbleserviteur, Sir Gervas Jérôme, chevalier banneret de Sa Majesté pour lecomté de Surrey et jadis custos rotulorum (garde des rôles) pour ledistrict de Blacham Ford.

—Soyez le bienvenu, monsieur, dit Ruben, avec un clignement de l'œil.Vous avez devant vous Don Decimo Saxon, de la noblesse espagnole, ainsique Sir Micah Clarke, et Sir Ruben Lockarby, tous deux sujets de SaMajesté, comté de Hampshire.

—Fier et heureux de faire votre connaissance, dit le nouvel arrivant,avec un grand geste de la main. Mais qu'y a-t-il sur la table? del'Alicante? Fi! Fi! c'est un breuvage de jeunes garçons. Qu'on nousdonne du bon vin du Rhin, bien corsé. Du clairet pour les jeunes gens,dis-je, le vin du Rhin pour l'âge mûr, et de l'eau-de-vie pour lavieillesse. Vole, ma belle, remue tes jolis petit* pieds, car, pardieu,j'ai la gorge comme du cuir. C'est vrai, j'ai pas mal bu la nuitdernière, et cependant je n'avais pas assez bu, car en m'éveillantj'étais aussi sec qu'une concordance.

Saxon était assis à la table, ne disant mot, mais jetant sur l'inconnu,à travers ses paupières mi-closes, un regard si sournois de ses yeuxbrillants, que je redoutai d'assister à une autre querelle comme celleque nous avions eue à Salisbury, et qui peut-être tournerait plus malencore.

Mais finalement la méchante humeur que lui causaient les façons sansgêne et l'empressem*nt du galant auprès de l'hôtelière se réduisirent àquelques jurons prononcés à demi-voix, et il alluma sa longue pipe, saressource infaillible quand il était contrarié.

Quant à Ruben et à moi, nous examinions notre nouveau compagnon avec unmélange de surprise et d'amusem*nt, car son extérieur et ses façonsétaient bien propres à exciter l'intérêt de deux jeunes gens sansexpérience comme nous.

J'ai dit qu'il était vêtu à la dernière mode.

Telle était, en effet, l'impression qu'il produisait au premier coupd'œil.

Sa figure était maigre, aristocratique, son nez fort, ses traitsdélicats, son air gai, insouciant.

Une certaine pâleur des joues, les yeux légèrement cernés, qui pouvaientêtre l'effet d'un trajet fatigant, ou de l'abus des plaisirs, nefaisaient qu'ajouter une grâce nouvelle à son apparence.

Sa perruque blanche, son habit de cheval en velours et argent, son giletcouleur de lavande, ses culottes de satin rouge descendant jusqu'augenou, tout cela était du meilleur style, de la meilleure coupe, maisquand on y regardait de près toutes les pièces de ce costume et sonensemble laissaient deviner qu'ils avaient vu des jours meilleurs.

Sans parler de la poussière et des taches produites par le voyage, il yavait çà et là des endroits luisants ou décolorés qui étaient peu enrapport avec le haut prix de l'étoffe ou le port de celui qui en étaitvêtu.

De ses longues bottes de cheval, l'une avait une fente béante sur lecôté, tandis que les orteils cherchaient à sortir par le bout del'autre.

Quant au reste, il portait une belle rapière à poignée d'argent, unechemise de mousseline à plis bouffants, qui n'avait rien gagné à êtrelongtemps portée, et qui s'ouvrait sur le devant, selon la mode adoptéepar les galants de cette époque.

Pendant qu'il parlait, il ne cessait de mâchonner un cure-dents, ce qui,joint à son habitude de prononcer les o comme les a, rendaient saconversation assez étrange pour nos oreilles.

Pendant que nous remarquions ces détails, il s'étirait sur le meilleurdes fauteuils couverts en taffetas de Dame Robson et peignaittranquillement sa perruque avec un mignon peigne d'ivoire qu'il avaittiré d'un sachet de satin suspendu à droite de son baudrier.

—Que le Seigneur nous préserve des hôtelleries de campagneremarqua-t-il. Et puis tous ces lourdauds qui fourmillent dans chaquechambre, sans parler du manque de miroirs, du défaut de jasmin et autreschoses nécessaires, je veux crever si on n'est pas forcé de faire satoilette dans la salle commune. Ah! j'aimerais tant voyager dans le paysdu Grand Mongol.

—Quand vous serez arrivé à mon âge, jeune monsieur, répondit Saxon,vous en saurez assez pour ne pas faire fi d'une confortable hôtelleriede campagne.

—C'est probable, monsieur, très probable, répondit le galant avec unrire insouciant. Mais à mon âge, je n'en trouve pas moins que lesdéserts du conté de Wilts, et les hôtelleries de Bruton sont un fâcheuxchangement, après le Mail, et le menu de chez Pantack, ou de «l'ArbreCaca». Ah! Lud, voici le vin du Rhin qui arrive. Débouchez, ma jolieHébé, et envoyez un garçon avec d'autres verres, car ces gentlemen vontme faire l'honneur de boire avec moi. Une prise de tabac, messieurs? Ah!oui, vous pouvez bien regardez cette tabatière. Un très joli petitobjet, messieurs, et qui me vient d'une certaine dame titrée, laquellene sera point nommée. Toutefois, si je disais que son nom commence parun D et finit par un C, un gentleman de la Cour pourrait risquer unesupposition.

Notre hôtelière apporta de nouveaux verres et se retira.

Decimus Saxon eut bientôt trouvé un prétexte pour la suivre.

Sir Gervas Jérôme continua à babiller familièrement avec Ruben et avecmoi, tout en buvant le vin, jouant de la langue avec autant delaisser-aller et de sans-gêne que si nous étions de vieillesconnaissances.

—Que je crève, si je n'ai pas mis en fuite votre camarade,remarqua-t-il. Ou bien se pourrait-il qu'il soit parti sur la piste decette grosse veuve. Il me semble qu'il n'avait pas l'air de fort bonnehumeur lorsque j'ai embrassé la dame devant la porte. Pourtant c'est unecivilité que je refuse rarement à toute créature qui porte un bonnet.L'aspect de votre camarade faisait songer à Mars plutôt qu'à Vénus; bienque d'ordinaire les adorateurs du Dieu soient généralement en bonstermes avec la déesse. Un rude vieux soldat, à mon avis, d'après sestraits et son costume.

—Il a beaucoup servi à l'étranger, répondis-je.

—Ah! vous avez de la chance, vous, de partir en guerre en compagnied'un cavalier aussi accompli. Je suppose en effet que vous partez pourla guerre, puisque vous êtes tous armés et équipés ainsi.

—En effet nous partons pour l'Ouest, répondis-je, avec quelque gêne,car en l'absence de Saxon, je ne tenais pas à laisser libre cours à mesparoles.

—Et en quelle capacité? insista-t-il. Allez-vous risquer vos écus pourla défense du Roi Jacques, où allez-vous frapper, touche ou manque, encompagnie de ces butors du Devon et du Somerset? Que mon souffle vitals'arrête si je n'aimerais pas autant me ranger du côté du rustre, plutôtque de celui de la couronne, toutefois en ayant tous les égards qui sontdus à vos principes.

—Vous êtes un homme audacieux, dis-je pour proclamer ainsi vos opinionsdans la première chambre d'auberge venue. Ne savez-vous pas qu'un mot dece que vous nous avez dit, répété à l'oreille du juge de paix le plusproche, peut vous coûter la liberté, sinon la vie?

—Je me soucie de la liberté, et même de la vie autant que de l'écorced'une orange gâtée, s'écria notre récent ami, en faisant claquer sesdoigts. Qu'on me brûle, si ce ne serait pas une sensation toute nouvellepour moi que de me prendre de bec avec un juge de paix rural, à latournure lourde, avec le complot papiste encore enfoncé dans le gésier,pour être ensuite enfermé dans une prison, comme ce héros de la dernièrepièce de John Dryden. J'ai été fourré dans la maison ronde plus d'unefois par la garde, aux temps passés de Haweub, mais ce serait cette foisune affaire plus dramatique, le billot et la hache comme toile defond...

—Et le chevalet, et les tenailles comme prologue, dit Ruben. Cetteambition-là est bien la chose la plus étrange dont j'aie jamais ouïparler.

—Un changement à n'importe quel prix, s'écria Sir Gervas, enremplissant un verre. Celui-ci à la jeune fille qui nous tient le plusau cœur, et cet autre au cœur qui aime les jeunes demoiselles! Laguerre, le vin, les femmes, comme le monde serait morne sans cela! Maisvous n'avez pas répondu à ma question.

—Vraiment, monsieur, dis-je, si franc que vous ayez été avec nous, jene puis l'être autant avec vous, sans la permission du gentleman quivient de sortir. C'est le chef de notre troupe. Si agréable qu'ait éténotre courte entrevue, nous n'en sommes pas moins en un temps difficile,et des confidences précipitées peuvent être un sujet de repentir.

—Un Daniel pour le jugement! Voilà des paroles antiques, vraimentantiques pour une tête si jeune. Vous avez, je crois, cinq ans de moinsqu'un écervelé comme moi, et pourtant vous parlez comme les sept Sagesde la Grèce. Voulez-vous de moi pour valet?

—Pour valet! m'écriai-je.

—Oui, pour valet, pour domestique. J'ai été servi si longtemps, quec'est maintenant à mon tour de servir, et je ne me souhaite pas demeilleur maître. Par le Seigneur! en demandant une place, il faut que jedonne le détail de mon caractère, et une liste de mes talents. C'estainsi que mes coquins ont toujours fait avec moi, bien qu'à vrai dire,je n'aie jamais écouté leurs histoires.

«Honnêteté! ici je marque un tour. Sobriété! Ananie en personne nesaurait dire que j'ai cette qualité. Sincérité, assez mauvais à ce pointde vue. Persévérance! hum! à peu près autant que la girouette deGorraway. Que je sois pendu, l'ami, si je ne suis bourré de bonnesrésolutions, mais le pétillement d'un verre, un œil fripon me voilà quime fait dévier comme les marins disent de la boussole. Voilà pour mesfaiblesses.

«Maintenant voyons quelles qualités je puis mettre en avant. Les nerfsbien trempés, si ce n'est le matin, quand j'ai mes crises, et le cœurdisposé à la joie; je marque deux pour cela.

«Je sais danser la sarabande, le menuet, la courante, faire del'escrime, monter à cheval, chanter des chansons françaises. Bon dieu,a-t-on jamais entendu un valet faire valoir de telles connaissances. Jesuis le meilleur joueur de piquet qu'il y ait à Londres. C'est ce quedit Sir George Etheredge, le jour où je lui gagnai bel et bien millelivres, au Groom Parter, mais voilà qui ne m'avancera pas beaucoup.

«De quoi donc puis-je me recommander? Ah! j'y suis: je sais préparer unbol de punch et je sais faire rôtir une volaille à la broche, ce n'estpas beaucoup mais enfin je m'en tire fort bien.

—Vraiment, mon cher Monsieur, dis-je en souriant, aucun de ces talentsne semble devoir nous être de quelque utilité dans l'affaire qui nousoccupe. Mais sans doute, vous voulez simplement plaisanter quand vousparlez de vous abaisser à une situation pareille.

—Pas du tout! Pas du tout, répondit-il d'un air sérieux, «C'est à cesbas emplois que nous en venons» ainsi que le dit Will Shakespeare. Sivous voulez être en mesure de dire que vous avez comme domestique SirGervas Jérôme, chevalier banneret, seul propriétaire deBeacham-Ford-Park, ayant un revenu de quatre mille bonnes livres par an,il est maintenant en vente, et sera livré à l'acquéreur qui lui plaît lemieux.

«Vous n'avez qu'un mot à dire, et nous ferons venir une autre bouteillede vin du Rhin pour sceller le marché.

—Mais, dis-je, si vous êtes vraiment possesseur de cette belle fortune,pourquoi descendre à une profession aussi servile?

—Les juifs, les juifs, ô vous le maître plus rusé et cependant le pluslent d'esprit qu'il ait! Les dix tribus ont fondu sur moi. J'ai étéharassé, dévasté, lié, enlevé, dépouillé. Jamais Agag, roi d'Amalek, nefut plus complètement aux mains du peuple élu. La seule différence,c'est qu'ils ont coupé mon domaine en menus morceaux au lieu de medépecer moi-même.

—Est-ce que vous avez tout perdu? demanda Ruben, en ouvrant de grandsyeux.

—Tout, non... pas tout, il s'en faut de beaucoup, répondit-il avec unrire joyeux. J'ai un Jacobus d'or et une ou deux guinées dans ma bourse.C'est de quoi boire encore une ou deux bouteilles.

«Voici ma rapière à poignée d'argent, mes bagues, ma tabatière en or, mamontre œuvre de Thompson, à l'enseigne des Trois Couronnes. Elle n'apas été payée moins de cent livres, je le garantis.

«Puis, il reste encore quelques débris de ma grandeur sur ma personne,comme vous le voyez, bien qu'ils commencent à prendre l'air aussifragile, aussi usé que la vertu d'une soubrette.

«Dans ce sachet, je conserve encore de quoi entretenir cette propreté,cette élégance personnelles qui a fait de moi, si je puis le dire,l'homme le mieux astiqué qui ait jamais mis le pied dans Saint JamesPark. Il y a là des ciseaux français, une brosse pour ses sourcils, uneboîte à cure-dents, une boîte à mouches, un sachet de poudre, un peigne,une houppe et ma paire de souliers à talons rouges.

«Qu'est-ce qu'un homme peut désirer de plus?

«Cela, et en outre une gorge sèche, un cœur content, une main adroite,voilà tout mon fonds de commerce.

Ruben et moi, nous ne pûmes nous empêcher de rire en entendant cecurieux inventaire des objets que Sir Gervas avait sauvés du naufrage desa fortune.

Quant à lui, en voyant notre hilarité, il se sentit si chatouillé de sespropres malheurs qu'il éclata d'un rire suraigu qui retentit dans toutela maison.

—Par la Messe! s'écria-t-il enfin. Au cours de ma prospérité, je ne mesuis jamais amusé aussi honnêtement que maintenant après ma déchéance.Remplissez vos verres.

—Nous avons encore du chemin à faire ce soir, et il ne faut pas quenous buvions davantage, fis-je remarquer.

La prudence me faisait entendre que c'était jouer un jeu dangereux pourdeux jeunes campagnards sobres que de se mesurer avec un buveur quiavait fait ses preuves.

—Vraiment, dit-il avec surprise, j'aurais cru que c'était une raison deplus, comme disent les Français. Mais je voudrais bien voir revenirvotre ami aux longues jambes, alors même qu'il aurait l'intention de mecouper le sifflet pour me punir de mes attentions envers la veuve. Iln'est pas homme à reculer devant la boisson, j'en réponds. Mauditepoussière du comté de Wilts, qui reste adhérente à ma perruque.

—En attendant le retour de mon camarade, Sir Gervas, dis-je, puisque cesujet semble n'avoir rien de pénible pour vous, contez-nous comment sontvenus ces temps malheureux que vous supportez avec tant de philosophie.

—La vieille histoire! répondit-il en chassant quelques grains de tabacavec son mouchoir de batiste couvert de broderies. La vieille, vieillehistoire!

«Mon père, un brave baronnet campagnard, dans l'aisance, trouvant labourse de la famille un peu trop lourde, juge à propos de m'envoyer à laville pour faire de moi un homme.

«Tout jeune, je fus présenté à la Cour, et comme j'étais un drille debelle tournure, et plein d'activité, à la langue bien pendue, et ayantbeaucoup d'aplomb, j'attirai l'attention de la Reine, qui fit de moi unde ses Pages d'honneur.

«Je conservai ce poste jusqu'au jour où mon âge m'en chassa, et alors jequittai la ville, mais sur ma foi, je reconnus qu'il me fallait yretourner, car Beacham Ford Park était aussi morne qu'un monastère,après la joyeuse vie que j'avais menée.

«De retour à la ville, je me liai avec de joyeux compagnons, comme TommyLawson, Mylord Halifax, Sir Jasper Lemarck, le petit Geordie Chichester,oui, et le vieux Sidney Godolphin, de la Trésorerie; car avec ses façonsposées, et sa comptabilité à n'en plus finir, il savait vider un verrecomme pas un de nous et se connaissait aussi bien dans l'assortiment descoqs de combat que dans un comité des voies et moyens.

«Bon, on s'amusa énormément tant que cela dura, et je veux être noyé sije ne suis pas prêt à recommencer, au cas où je serais libre de lefaire.

«Tout de même, c'est comme si l'on glissait sur une planche savonnée,car d'abord on va assez lentement, et l'on se figure qu'on pourra seretenir, mais bientôt on va de plus en plus vite, et on finit pararriver au bout, pour se briser avec fracas contre les rocs de la ruinequi vous attendent en bas.

—Et êtes-vous venu à bout de quatre mille livres de revenu annuel?m'écriai-je.

—Ah! Bons Dieux! Vous parlez de cette misérable somme comme s'ils'agissait de toute la richesse des Indes. Eh bien, depuis Ormonde ouBuckingham, qui avaient leurs vingt mille livres, jusqu'à ce prêcheur deDick Talbot, il n'y en avait pas un de ma société qui n'eût pum'acheter.

«Et pourtant il me fallait ma voiture à quatre chevaux, ma maison à laville, mes domestiques à livrée, mon écurie pleine de chevaux.

«Pour être à la mode, il me fallait mon poète, auquel je jetais unepoignée de guinées pour payer sa dédicace.

«Eh! Le pauvre diable, il est le seul à me regretter.

«Je suis sûr qu'il avait sur le cœur un poids aussi lourd que ses versle jour ou il s'aperçut que j'avais disparu, bien qu'à ce moment là, ilait peut-être gagné quelques guinées à composer une satire contre moi.

«Elle aurait trouvé de nombreux acheteurs parmi mes amis.

«Pardieu! je me demande où en sont mes levers et sur qui mes courtisansse sont jetés présentement.

«Ils étaient là, tous les matins, le maquereau français, le fanfaronanglais, l'homme de lettres besogneux, l'inventeur méconnu, je n'auraisjamais cru pouvoir me débarrasser d'eux, mais maintenant je m'en suisdélivré de la façon la plus complète. Quand le pot à miel est cassé,adieu les mouches!

—Et vos nobles amis? demandai-je, aucun d'entre eux n'est-il venu àvotre aide dans l'adversité?

—Eh! Eh! je n'ai aucun sujet de me plaindre, s'écria Sir Gervas,c'étaient pour la plupart de braves garçons, j'aurais eu leur signaturesur mes billets tant que leurs doigts auraient pu tenir une plume, maisque je sois égorgé, je ne veux pas saigner mes compagnons.

«Ils auraient pu aussi me trouver un emploi, si j'avais consenti à jouerle second violon, là où j'avais pris l'habitude de diriger l'orchestre.Par ma foi, il m'est indifférent de tendre la main à des inconnus, maisje tiendrais beaucoup à laisser un bon souvenir à la Ville.

—Quant à votre proposition de nous servir de valet, dis-je, il n'y fautpas songer. En dépit de l'allure étourdie de mon camarade, nous nesommes que deux jeunes paysans très frustres, et nous n'avons pas plusbesoin de domestique qu'un de ces poètes dont vous avez parlé. D'autrepart, si vous consentiez à suivre notre parti, nous aurons soin de vousmener là où vous aurez à faire un service plus à votre gré que de friserdes perruques ou de lisser des sourcils.

—Ah! mon ami, s'écria-t-il, ne parlez pas avec cette inconvenantelégèreté des mystères de la toilette. Vous-mêmes, vous ne voustrouveriez pas trop mal d'un coup de mon peigne d'ivoire, et si vousappreniez à connaître les vertus de la fameuse lotion purifiante pour lapeau, inventée par Murphy, et dont j'ai l'habitude de me servir...

—Je vous suis fort obligé, monsieur, dit Ruben, mais la fameuse lotionà l'eau de source de la Providence est parfaitement appropriée à cetusage.

—Puis, ajoutai-je, Dame Nature m'a mis sur la tête une perruque de safaçon que je ne tiendrais pas du tout à changer.

—Quels Goths! De vrais Goths! s'écria le petit maître, en levant sesmains blanches... Mais j'entends un pas lourd et un bruit d'armure dansle corridor. C'est notre ami le chevalier de la colérique figure, si jene me trompe.

C'était, en effet, Saxon, qui entrait à grandes enjambées, pour nousprévenir que nos chevaux étaient à la porte et que tout était prêt pournotre départ.

Je le pris en particulier, et je le mis au fait, à voix basse, de ce quis'était passé entre l'inconnu et nous, en ajoutant les détails quim'avaient fait penser qu'il se joindrait à notre parti.

À ces nouvelles, le vieux soldat fronça les sourcils.

—Que peut-on faire d'un fat de ce genre? dit-il. Nous avons enperspective de rudes coups et une existence plus rude encore. Il n'estpas propre à cette besogne.

—Vous avez dit vous-même, répondis-je, que Monmouth manquait decavalerie, voici un cavalier bien monté, et selon toutes les apparencesun homme acculé aux dernières extrémités et prêt à tout. Pourquoi nel'enrôlerions-nous pas?

—Ce que je crains, dit Saxon, c'est que son corps ne soit comme le sondont est bourré un coussin neuf et qui n'a d'autre valeur que celle deson enveloppe. Mais c'est peut-être mieux ainsi. La série de ses titrespourra lui assurer un bon accueil au camp, car, à ce qu'on me dit, on neserait pas très satisfait de l'indifférence que montre la noblesse àl'encontre de l'entreprise.

—J'ai eu peur, dis-je toujours à voix basse, que nous ne perdions l'unde nous au lieu de faire une recrue, dans cette hôtellerie anglaise.

—J'ai fait mes réflexions, répondit-il en souriant. Mais je vous enparlerai plus tard... Eh bien, Sir Gervas Jérôme, reprit-il à haute voixen s'adressant à notre nouvel associé, j'apprends que vous venez avecnous. Il faudra vous contenter de nous suivre pendant un jour sans fairede question, ni de remarque. Est-ce convenu?

—J'accepte avec empressem*nt, s'écria Sir Gervas.

—Maintenant, vidons un verre pour faire plus ample connaissance,s'écria Saxon, en levant son verre.

—Je bois à vous tous, dit le galant. Buvons à une lutte loyale et autriomphe des plus braves!

—Éclair et tonnerre! dit Saxon, malgré votre joli plumage, vous meparaissez un gaillard déterminé, je commence à vous prendre en goût.Donnez-moi votre main.

La longue griffe brune du soldat de fortune se ferma sur la main fine denotre nouvel ami, en gage de camaraderie.

Puis, après avoir payé notre dépense, nous fîmes un cordial adieu à DameRobson qui, je crois, lança un regard de reproche ou d'interrogation àSaxon.

On se mit en selle et on reprit le voyage au milieu d'une foule devillageois ébahis, qui nous applaudirent à grands cris, lorsque nouseûmes franchi leur cercle.

XIV-Du Curé à la jambe raide et de ses ouailles.

Notre itinéraire nous fit traverser Castle Carey et Somerton, petitesvilles qui se trouvent dans une très belle région pastorale, bien boiséeet arrosée par de nombreux cours d'eau.

Les vallées, dont la route coupe le centre, sont d'une richesseexubérante, abritées contre les vents par de longues collines ondulées,qui sont, elles aussi, cultivées avec le plus grand soin.

De temps à autre, nous passions devant la tourelle couverte de lierred'un vieux château, ou devant les pignons pointus d'une maison decampagne de construction irrégulière, qui surgissait parmi les arbres.

Cela marquait la résidence rurale de quelque famille bien connue.

Plus d'une fois, lorsque ces manoirs ne se trouvaient pas trop loin dela route, nous pûmes distinguer les traces intactes, les lézardesbéantes qu'avaient causées dans les murailles les orages des guerresciviles.

Fairfax, à ce qu'il parait, avait passé par là et avait laissé denombreux vestiges de sa visite.

Je suis convaincu que mon père aurait eu bien des choses à raconter surces signes de la colère puritaine, s'il avait chevauché côte à côte avecnous.

La route était encombrée de paysans qui voyageaient en formant deuxforts courants en sens contraire: l'un dirigé de l'est à l'ouest etl'autre de l'ouest à l'est.

Le dernier se composait surtout de gens âgés et d'enfants, qu'onenvoyait en lieu sûr, résider dans les comtés moins agités jusqu'à lafin des troubles.

Bon nombre de ces pauvres gens poussaient des brouettes chargées deliterie et de quelques ustensiles fêlés qui formaient toute leur fortuneen ce monde.

D'autres, plus aisés, avaient des petites carrioles, tirées par lespetit* chevaux sauvages et velus que produisent les landes du Somerset.

Par suite de l'entrain de ces bêtes à moitié dressées et de la faiblessedes conducteurs, les accidents n'étaient point rares et nous passâmesprès de plusieurs groupes malchanceux, qui avaient versé dans le fosséavec leurs effets, ou qui faisaient cercle, en discutant avec inquiétudeau sujet d'un timon fendu ou d'un essieu brisé.

Quant aux campagnards qui faisaient route vers l'ouest, c'étaient pourla plupart des hommes à la fleur de l'âge, et peu ou point chargés debagages.

Leurs figures brunies, leurs grosses bottes, et leurs limousines,indiquaient qu'ils étaient en grande majorité de simples valets deferme, quoique parmi eux, on reconnut, à leurs bottes à revers ou à leurvêtement en étoffe à côtes, de petit* fermiers ou propriétaires.

Ces gens-là marchaient par bandes.

Le plus grand nombre étaient armés de grosses triques de chêne, qui leurservaient de bâtons pendant leur voyage, mais qui, maniées par deshommes robustes, pouvaient être des armes formidables.

De temps à autre, l'un d'eux entonnait un psaume, qui était repris enchœur par tous ceux qui étaient à portée de l'entendre, en sorte que lechant finissait par gagner toute la longueur de la route par vaguessuccessives.

Sur notre passage, plusieurs nous lancèrent des regards de colère.

D'autres échangèrent quelques paroles à demi-voix en hochant la tête, etse demandant évidemment qui nous étions et quel était notre but.

Ça et là, parmi ce peuple, nous aperçûmes le haut chapeau à larges bordset le manteau genevois qui étaient les insignes du clergé puritain.

—Nous voici enfin dans le pays de Monmouth, me dit Saxon, car RubenLockarby et sir Gervas Jérôme nous précédaient, voilà les matériauxbrutes qu'il nous faudra tailler pour en faire des soldats.

—Et des matériaux qui ne sont pas trop mauvais, répondis-je, carj'avais remarqué la force corporelle, et l'expression d'énergie et debonhomie des figures. Ainsi donc vous croyez que ces gens-là sont enroute pour le camp de Monmouth?

—Certainement, ils y vont. Voyez-vous là bas ce prédicant aux longsmembres, à gauche, celui qui a un chapeau à grande visière. Neremarquez-vous pas la raideur avec laquelle il marche?

—Mais oui, c'est sans doute qu'il est las d'avoir voyagé!

—Ho! Ho! fit mon compagnon, en riant, j'ai déjà vu cette sorte deraideur: c'est que notre homme à un sabre droit dans une des jambes desa culotte. C'est un artifice qui sent bien son Parlementaire.

«Quand il sera sur un terrain sûr, il le sortira de là, et il s'enservira aussi, mais tant qu'il ne sera pas hors de danger, qu'ilrisquera de tomber sur la cavalerie royale, il se gardera bien del'attacher à son ceinturon.

«À sa coupe, on reconnaît un ancien, un de ceux:

Qui appellent l'incendie, l'épée, la désolation,
Une pieuse et parfaite réformation.

«Le vieux Samuel vous les pose d'un trait de plume.

«En voici un autre, en avant de lui, qui cache sous sa limousine un ferde faucille; n'en distinguez-vous pas le contour?

«Je parie qu'il n'y a pas un de ces coquins qui ne soit armé d'un fer depioche, d'une lame de faux dissimulée quelque part sur sa personne.

«Je commence à sentir encore une fois le souffre de la guerre, et celame rajeunit. Écoutez, mon garçon, je suis enchanté de ne pas m'êtreattardé à l'hôtellerie.

—Vous aviez l'air d'hésiter entre deux partis à ce sujet, dis-je.

—Oui, oui, c'était une belle personne, et les quartiers étaientconfortables. Pour cela, je ne dis pas le contraire. Mais, voyez-vous,le mariage est une citadelle où il est diablement aisé de pénétrer, maisune fois qu'on y est entré, le vieux Tilly lui-même ne vous en feraitpas sortir à votre honneur.

«J'ai vu jadis un traquenard de ce genre sur le Danube. À la premièreattaque, les Mameluks avaient abandonné la brèche tout exprès pourattirer les troupes impériales dans le piège, dans les rues étroites quis'étendaient au-delà, et bien peu d'hommes en revinrent. Ce n'est pasavec des ruses pareilles qu'on attrape les vieux oiseaux.

«J'ai trouvé le moyen de causer avec un des compères et de lui demanderce qu'il pensait de la bonne dame et de son hôtellerie.

«Il paraît qu'à l'occasion, elle sait faire des scènes et que sa languea plus contribué à la mort de son mari que l'hydropisie à laquelle lemédecin l'a imputée.

«En outre, il s'est créé dans le village une autre hôtellerie, qui estbien conduite, et qui probablement lui enlèvera la clientèle.

«Et puis, comme vous l'avez dit, c'est un pays ennuyeux, endormi. J'aipesé toutes ces raisons, et j'ai décidé qu'il valait mieux renoncer àassiéger la veuve et battre en retraite quand je pouvais le faire encoreavec la réputation et les honneurs de la guerre.

—Cela vaut mieux aussi, dis-je. Vous auriez été incapable de voushabituer à une vie de buveur et de fainéant. Mais notre nouveaucamarade... que pensez-vous de lui?

—Par ma foi, répondit Saxon, nous finirons par former un peloton decavalerie, si nous nous adjoignons tous les galants en quête d'unebesogne. Mais quant à ce Sir Gervas, je suis d'avis, comme je l'ai dit àl'auberge, qu'il a plus d'activité qu'on ne lui en attribuerait àpremière vue.

«Ces jeunes étourdis de la noblesse sont toujours prêts à se battre,mais je me demande s'il est suffisamment endurci, s'il a assez depersévérance pour une campagne telle que sera sans doute celle-ci.

«Puis, son extérieur est de nature à le faire voir d'un mauvais œil parles Saints, et bien que Monmouth ne soit pas d'une vertu farouche, ilest probable que les Saints auront voix prépondérante dans son conseil.

«Mais regardez seulement de quel air il mène son bel étalon gris de sibelle apparence, et comme il se retourne pour nous regarder. Voyez cechapeau de cheval enfoncé sur ses yeux, sa poitrine à demi découverte,sa cravache suspendue à sa boutonnière, la main sur la hanche, et autantde jurons à la bouche que de rubans à son doublet.

«Remarquez de quel air il toise les paysans à côté de lui.

«Il faudra qu'il change de manières, s'il veut combattre côte à côteavec ces fanatiques. Mais attention! ou je me trompe fort, ou bien ils'est déjà mis dans l'embarras.

Nos amis avaient arrêté leurs chevaux pour nous attendre.

Mais à peine avaient-ils fait halte que le flot des paysans qui roulaitau même niveau qu'eux ralentit sa marche.

Ils se serrèrent autour d'eux, en faisant entendre des murmures demauvais augure, accompagnés de gestes menaçants.

D'autres campagnards, voyant qu'il se passait quelque chose, accoururentpour soutenir leurs compagnons.

Saxon et moi, nous donnâmes de l'éperon à nos montures.

Nous nous fîmes passage à travers la foule, qui devenait de minute enminute plus nombreuse et plus hostile, et nous accourûmes au secours denos amis, mais nous étions pressés de tous côtés par la cohue.

Ruben avait mis la main sur la garde de son épée, pendant que Sir Gervasmâchait tranquillement son cure-dent et regardait la foule irritée d'unair où il y avait à la fois de l'amusem*nt et du dédain.

—Un ou deux flacons d'eau de senteur ne seraient pas de trop,remarqua-t-il, si j'avais un vaporisateur.

—Tenez-vous sur vos gardes, mais ne dégainez pas, cria Saxon; Qu'est-cedonc qui les prend, ces mangeurs de lard? Eh bien! mes amis, quesignifie ce vacarme?

Cette question, au lieu d'apaiser le tumulte, parut le rendre dix foisplus violent.

Tout autour de nous, c'étaient, sur vingt hommes de profondeur, desfigures farouches, des yeux irrités, çà et là le reflet d'une arme àdemi sortie de sa cachette. Le tapage, qui d'abord n'était qu'ungrondement rauque, prenait maintenant une forme définie.

—À bas le Papiste, criait-on, à bas les prélatistes!

—À mort le boucher érastien!

—À mort les cavaliers philistins!

—À bas! à bas!

Quelques pierres avaient déjà sifflé à nos oreilles, et pour nousdéfendre, nous avions été forcés de tirer nos épées, lorsque le ministrede haute taille, que nous avions déjà remarqué, se fraya passage àtravers la cohue, et grâce à sa stature et à sa voix impérieuse, parvintà obtenir le silence.

—Qu'avez-vous à dire? demanda-t-il, en se tournant vers nous.Combattez-vous pour Baal ou pour le Seigneur? Qui n'est pas avec nousest contre nous.

—De quel côté se trouve Baal, très Révérend monsieur, et de quel côtése trouve le Seigneur? demanda Sir Gervas Jérôme. M'est avis que si vousparliez en bon anglais au lieu de parler hébreu, nous arriverions plutôtà nous entendre.

—Ce n'est pas le moment pour des propos légers, s'écria le ministre,dont la figure s'empourpra de colère. Si vous tenez à l'intégrité devotre peau, dites-moi si vous êtes pour le sanguinaire usurpateurJacques Stuart, ou pour sa Très Protestante Majesté le Roi Monmouth.

—Quoi! il a déjà pris ce titre? s'écria Saxon. Eh bien, sachez que noussommes, tous les quatre, indignes instruments sans doute, en route pouroffrir nos services à la cause protestante.

—Il ment, bon maître Pettigrue, il ment très impudemment, cria du fondde la foule un robuste gaillard. A-t-on jamais vu un bon Protestant dansce costume de Polichinelle, comme celui de là-bas? Le nom d'Amaléciten'est-il pas écrit sur son vêtement? N'est-il pas habillé ainsi qu'ilconvient à un fiancé de la Courtisane Romaine. Dès lors pourquoi ne lesfrapperions-nous pas?

—Je vous remercie, mon digne ami, dit Sir Gervas, dont le costume avaitexcité la colère de ce champion, si j'étais plus près de vous, je vousrendrais une bonne partie de l'attention que vous m'avez accordée.

—Quelle preuve avons-nous que vous n'êtes pas à la solde del'usurpateur et en route pour aller persécuter les fidèles? demandal'ecclésiastique puritain.

—Je vous le répète, mon homme, dit Saxon d'un ton d'impatience, nousavons fait tout le trajet depuis le Hampshire pour combattre contreJacques Stuart. Nous allons nous rendre à cheval au camp de Monmouth envotre compagnie. Pouvez-vous exiger une preuve meilleure?

—Il peut se faire que vous cherchiez simplement le moyen d'échapper àla captivité parmi nous, fit remarquer le ministre, après avoir délibéréavec un ou deux chefs de paysans. Nous sommes donc d'avis qu'avant denous accompagner, vous nous remettiez vos épées, pistolets, et autresarmes charnelles.

—Non, cher monsieur, cela ne saurait être. Un cavalier ne peut sedéfaire honorablement de sa lame ou de sa liberté, de la façon que vousdemandez. Tenez-vous tout près de moi du côté de la bride, Clarke, etsabrer le premier coquin qui mettra la main sur vous.

Un bourdonnement de fureur monta de la foule.

Une vingtaine de bâtons et de lames de faucilles se levaient contrenous, quand le ministre intervint de nouveau et imposa silence à sabruyante escorte.

—Ai-je bien entendu? demanda-t-il. Est-ce que vous vous nommez Clarke?

—Oui, répondis je.

—Votre nom de baptême?

—Micah.

—Demeurant à...?

—Havant.

Le Clergyman s'entretint quelques instants avec un barbon aux traitsdurs, vêtu de bougran noir, qui se trouvait tout près de lui.

—Si vous êtes réellement Micah Clarke, de Havant, dit-il, vous pourreznous dire le nom d'un vieux soldat, qui a appris la guerre en Allemagneet qui devait se rendre avec vous au camp des fidèles.

—Mais le voici, répondis-je. Il se nomma Decimus Saxon.

—Oui, oui, maître Pettigrue, s'écria le barbon, c'est bien le nomindiqué par Dicky Rumbold. Il a dit que le vieux Tête-Ronde Clarke ouson fils viendrait avec lui. Mais quels sont ces gens-là?

—Celui-ci, c'est l'ami Ruben Lockarby, de Havant lui aussi, et SirGervas Jérôme, du Surrey. Ils sont ici l'un et l'autre commevolontaires, désireux de servir sous le duc de Monmouth.

—Je suis tout à fait charmé de vous voir alors, dit l'imposantministre. Amis, je puis vous certifier que ces gentlemen sont biendisposés pour les honnêtes gens et pour la vieille cause.

À ces mots, la fureur de la foule fit place instantanément àl'adulation, à la joie la plus extravagante.

On se serra autour de nous; on caressa nos bottes de cheval; on tira lesbords de nos habits; on nous serra la main; on appela les bénédictionsdu ciel sur nos têtes.

Le Clergyman parvint enfin à nous délivrer de ces attentions et àremettre son monde en marche.

Nous nous plaçâmes au milieu de la foule, le ministre allongeant le pasentre Saxon et moi.

Ainsi que Ruben en fit la remarque, il était bâti de façon à servir detransition entre nous deux, car il était plus grand mais moins large quemoi.

Il était plus large et moins grand que l'aventurier.

Il avait la face longue, maigre, avec des joues creuses, et une paire desourcils très proéminents, d'yeux très enfoncés, à l'expressionmélancolique, où passait de temps à autre comme un éclair la flammesoudaine d'un enthousiasme ardent.

—Je me nomme Josué Pettigrue, gentlemen, dit-il. Je suis un digneouvrier dans la vigne du Seigneur, et prêt à rendre témoignage par mavoix et mon bras à son saint Covenant. Voici mon fidèle troupeau, quej'emmène vers l'Ouest, afin qu'il soit tout prêt pour sa moisson,lorsqu'il plaira au Tout-Puissant de le convoquer.

—Mais pourquoi ne leur avez-vous pas fait prendre une sorte d'ordre oude formation? demanda Saxon. Ils sont éparpillés sur toute la longueurde la route comme une bande d'oies par un terrain communal, à l'approchede la Saint-Michel. Est-ce que vous ne craignez rien? N'est-il pas écritque votre malheur survient à l'improviste, que vous serez brisésbrusquement, sans remède?

—Oui, ami, mais n'est-il pas écrit d'autre part: «Mets ta confiance enDieu de tout ton cœur, et ne l'appuie pas sur ta propre intelligence.»Remarquez-le, si je rangeais mes hommes à la façon des soldats, celaattirerait l'attention, et amènerait une attaque de la part de lacavalerie de Jacques qui arriverait de notre côté. Mon désir estd'amener mon troupeau au camp de Monmouth et de leur procurer desmousquets avant de les exposer dans une lutte aussi inégale.

—Vraiment, monsieur, c'est là une sage résolution, dit Saxon d'un airsévère, car si une troupe de cavalerie fondait sur ces bonnes gens, leberger n'aurait plus de troupeau.

—Non, cela n'arriverait jamais, s'écria Maître Pettigrue avec élan.Dites plutôt que berger, troupeau, et le reste se mettraient en marchesur le sentier épineux du martyre, qui conduit à la Jérusalem nouvelle.Sache, ami, que j'ai quitté Monmouth pour amener ces hommes sous sonétendard. J'ai reçu de lui, ou plutôt de Maître Ferguson, desinstructions m'ordonnant de vous trouver, ainsi que plusieurs autres desfidèles, dont nous attendons l'arrivée du côté de l'Est. Par quelleroute êtes-vous venu?

—À travers la plaine de Salisbury, et ensuite par Bruton.

—Et avez-vous rencontré de nos gens on route?

—Pas un seul, répondit Saxon, mais nous avons laissé les Gardes bleus àSalisbury, et nous avons vu soit ceux-ci, soit un autre régiment toutprès de ce côté-ci de la Plaine, au village de Mere.

—Ah! voici qu'a lieu le rassemblement des aigles, s'écria Maître JosuéPettigrue, en secouant la tête. Ce sont des gens aux beaux vêtements,avec chevaux de guerre et chariots, et harnais, comme les Assyriens dejadis, mais l'Ange du Seigneur soufflera sur eux pendant la nuit. Oui,dans sa colère, il les tranchera tous, et ils seront détruits.

—Amen! Amen! crièrent tous ceux des paysans qui étaient assez près pourentendre.

—Ils ont élevé leur corne, Maître Pettigrue, dit le Puritain auxcheveux gris. Ils ont établi leur chandelier sur une hauteur, lechandelier d'un rituel corrompu et d'un cérémonial idolâtre. Nesera-t-il pas abattu par les mains des justes?

—Oh! voici que ledit chandelier a grossi et qu'il brûle en produisantde la suie et qu'il fut même un sujet de répugnance pour les narines,dans les jours de nos pères, s'écria un lourdaud, à figure rouge, queson costume indiquait comme appartenant à la classe des yeomen. Il enétait ainsi quand le vieux Noll prit ses mouchettes et se mit àl'arranger. C'est une mèche qui ne peut être taillée que par l'épée desfidèles.

Un rire farouche de toute la troupe montra combien elle goûtait lespieuses plaisanteries du compagnon.

—Ah! frère Sandcroft, s'écria le pasteur, il y a tant de douceur, tantde manne cachées dans votre conversation. Mais la route est longue etmonotone. Ne l'allégerons-nous pas par un chant d'éloges? Où est frèreThistlethwaite, dont la voix est comme la cymbale, le tambour et ledulcimer.

—Me voici, très pieux Maître Pettigrue, dit Saxon. Moi-même je me suishasardé à élever ma voix devant le Seigneur.

Et sans autre préambule, il attaqua d'une voix de stentor l'hymnesuivant, repris en chœur au refrain par le pasteur et son troupeau:

Le Seigneur! Il est un morion
Qui me protège contre toute blessure;
Le Seigneur! Il est une cotte de mailles
Qui m'entoure tout le corps.
Dès lors qui craint de tirer l'épée.
Et de livrer les combats du Seigneur?

Le Seigneur! Il est mon bouclier fidèle,
Qui est suspendu à mon bras gauche,
Le Seigneur! Il est la cuirasse éprouvée
Qui me défend contre tous les coups.
Dès lors, qui craint de tirer l'épée
Et de livrer les combats du Seigneur?

Qui donc redoute les violents
Ou tremble devant l'orgueilleux.
Est-ce que je fuirai devant deux ou trois,
Lorsqu'IL sera à mon côté.
Dès lors, qui craint de tirer l'épée,
Et de livrer les combats du Seigneur?

Qu'entourant de toute part fossé et murailles
Ni mine, ni sape, ni brèche, ni ouverture
Ne sauraient prévaloir contre elle
Dès lors, qui craint de tirer l'épée
Et de livrer les batailles du Seigneur?

Saxon se tut, mais le Révérend Josué Pettigrue agita ses longs bras etrépéta le refrain qui fut repris bien des fois par la colonne despaysans en marche.

—C'est un hymne pieux, dit notre compagnon, qui avait repris la voixnasillarde et pleurarde, à laquelle il avait recouru en présence de monpère, et qui excitait ainsi mon dégoût, en même temps que l'étonnementde Ruben et de Sir Gervas, et il a rendu de grands services sur le champde bataille.

—Véritablement, dit le clergyman, si vos camarades sont de saveur aussidouce que vous-même, vous vaudrez aux fidèles une brigade de piquiers.

Cette appréciation souleva un murmure approbateur chez les Puritains quinous entouraient.

—Monsieur, reprit-il, puisque vous êtes plein d'expérience dans lespratiques de la guerre, je serai heureux de vous remettre lecommandement de ce petit corps de fidèles jusqu'au moment où nousrejoindrons l'armée.

—En effet, dit tranquillement Decimus Saxon, il n'est que temps, debonne foi, de mettre à votre tête un soldat. Ou bien mes yeux metrompent singulièrement, ou j'aperçois le reflet des épées et descuirasses au haut de cette pente. M'est avis que nos pieux exercices ontattiré l'ennemi sur nous.

XV-Où nous nous mesurons avec les Dragons du Roi.

À peu de distance de nous, une autre route aboutissait à celle que noussuivions en compagnie de cette foule bigarrée.

Cette route décrivait une courbe autour de la base d'une hauteur bienboisée. Puis, elle se continuait en droite ligne un ou deux milles avantde rejoindre l'autre.

Au point culminant de la hauteur, il se trouvait un épais fourréd'arbres.

Parmi leurs troncs, on voyait aller et venir de brillants refletsd'acier indiquant la présence de gens armés.

Plus loin, à l'endroit où la route changeait brusquement de direction,et courant sur la crête de la hauteur, on voyait le contour de plusieurscavaliers se détacher nettement sur le ciel du soir.

Et, cependant, il régnait un tel calme, une telle paix sur cette vasteétendue de campagne, où s'épandait la lumière adoucie et dorée du soleilà son déclin, avec sa douzaine de clochers de villages, et ses manoirssurgissant parmi les bois, qu'on avait peine à croire que le nuage,chargé de tonnerres guerriers, descendait peu à peu sur cette bellevallée, et que d'un instant à l'autre, la foudre pouvait en jaillir.

Toutefois les campagnards parurent comprendre sans aucune difficulté ledanger auquel ils étaient exposés.

Ceux qui fuyaient de l'Ouest, poussèrent un hurlement de consternationet descendirent en courant éperdument, fouettèrent leurs bêtes de somme,dans l'espoir de mettre autant de distance que possible entre eux et lesassaillants.

Le chœur de cris perçants, d'exclamations, le claquement des fouets, legrincement des roues, et le bruit d'écroulement, quand une charrettechargée venait à verser, tout cela formait un vacarme assourdissant, quedominait la voix de notre chef de son timbre vif, énergique.

Il encourageait, il donnait des ordres.

Mais quand le chant sonore, métallique des clairons jaillit du bois etque les premiers rangs d'un escadron de cavalerie commencèrent àdescendre la pente, la panique s'accrut, et il nous devint difficiles demaintenir un ordre quelconque dans ce flot furieux de fuyardsépouvantés.

—Arrêtez cette charrette, Clarke, cria Saxon d'une voix ferme.

De son épée, il me désignait une vieille charrette sur laquelle étaiententassés meubles et literie et qui cheminait lourdement, traînée pardeux chevaux aux os saillants.

Au même instant, je le vis pousser son cheval en pleine foule et saisirles traits d'un autre char semblable.

Je donnai de la bride à Covenant. Je fus bientôt sur la même ligne quela charrette indiquée par lui, et dont je parvins à maîtriser les deuxjeunes chevaux malgré leur résistance.

—Amenez-la, cria notre chef, manœuvrant avec le sang-froid que donneseul un long apprentissage de la guerre. Maintenant, ami, coupez lestraits.

Aussitôt une douzaine de couteaux furent à l'œuvre.

Les animaux, qui ruaient, qui se débattaient, s'enfuirent, laissant leurcharge derrière eux.

Saxon sauta à bas de son cheval, et donna l'exemple pour placer lacharrette en travers de la route, pendant que d'autres paysans, sous lesordres de Ruben et de Maître Josué Pettigrue, disposaient deux autrescharrettes de façon à barrer la route à une cinquantaine de yards plusloin.

Cette dernière précaution avait pour but de parer à une attaque de lacavalerie royale, qui pouvait couper à travers champs et nous prendrepar derrière.

Ce plan fut si promptement conçu et exécuté que bien peu de minutesaprès la première alarme, nous nous trouvions à l'abri derrière unehaute barricade, et que cette forteresse improvisés contenait unegarnison de cent cinquante hommes.

—De combien d'armes à feu pouvons-nous disposer? demanda Saxon, d'unevoix précipitée.

—Une douzaine de pistolets tout au plus, répondit le vieux Puritain,que ses compagnons appelaient Williams mon-Espoir-est-là-haut. JohnRodway, le voiturier, a son espingole. Il y a aussi deux hommes pieux deHungerford, qui sont garde-chasse et qui ont apporté leurs mousquets.

—Les voici, monsieur, cria un autre, en montrant deux solides gaillardsbarbus, occupés à pousser avec la baguette les charges dans leurs longsmousquets. Ils se nomment Wat et Nat Millman.

—Deux hommes, qui touchent le but, valent un bataillon qui tire enl'air, remarqua notre chef. Placez-vous sous les charrettes, mes amis,et appuyez vos mousquets sur les rayons des roues. Ne pressez pas ladétente, avant que les fils de Betial soient à la distance de lalongueur de trois piques.

—Mon frère et moi, dit l'un d'eux, nous abattons un daim à la course àdeux cents pas. Notre vie est entre les mains du Seigneur, mais du moinsnous expédierons avant nous deux de ces bouchers mercenaires.

—Avec autant de plaisir que quand nous avons tué des fouines ou deschats sauvages, s'écria l'autre en se glissant sous la charrette.Maintenant nous veillons sur la chasse gardée du Seigneur, frère Wat, etvraiment ces gens-là, sont du nombre. Les bêtes nuisibles quil'infestent.

—Que tous ceux qui ont des pistolets se rangent derrière la charrette,dit Saxon, en attachant sa jument à la haie, et nous fîmes comme lui...Clarke, chargez-vous de la droite, avec Sir Gervas, tandis que Lockarbyaidera Maître Pettigrue à veiller sur la gauche. Vous autres,placez-vous en arrière, avec des pierres. Si l'on venait à forcer nosbarricades, lancez vos coups de faux aux chevaux. Une foie à terre, lescavaliers sont incapables de vous résister.

Un sourd et sombre murmure, indiquant une ferme résolution, s'éleva dumilieu des paysans, mêlé d'exclamations pieuses et de quelques lambeauxd'hymnes ou de prières.

Tous avaient tiré de dessous leurs manteaux quelque arme rustique.

Dix ou douze d'entre eux avaient des pétrinaux qui, à en juger d'aprèsleur air antique et la rouille qui les couvrait, paraissaient devoirêtre plus dangereux pour leurs possesseurs que pour l'ennemi.

D'autres avaient des faucilles, des faux, des demi-piques, des fléaux,ou des maillets; quelques-uns, de longs couteaux et des triques dechêne.

Si simples que fussent de telles armes, il est prouvé par l'histoirequ'elles ne sont nullement à dédaigner, entre les mains d'hommespossédés du fanatisme religieux.

Il suffisait de jeter un coup d'œil sur les figures austères,contractées de nos hommes, sur leurs yeux brillants d'enthousiasme etd'attente, pour voir qu'ils n'étaient pas gens à s'effrayer en faced'adversaires supérieurs soit en nombre soit en armement.

—Par la messe! dit à demi-voix Sir Gervas. C'est magnifique! Une heurepassée ici vaut un an du Mail. Ce vieux taureau puritain est bel et bienaux abois. Voyons quelle sorte de sport ce sera quand les chiens decombat vont l'attaquer! Je parie cinq contre quatre pour les mangeurs delard.

—Non, ce n'est pas le moment convenable pour de futiles paris, dis-jed'un ton bref, car son babillage étourdi m'agaçait en une circonstanceaussi solennelle.

—Cinq contre quatre pour les soldats, alors! insista-t-il. C'est untrop beau match pour ne pas mettre un enjeu d'un côté ou de l'autre.

—C'est notre vie qui sert d'enjeu, dis-je.

—Ma foi! je n'y pensais plus, répondit-il, en mâchant son cure-dent.Être ou ne pas être, comme le dit Will, de Stratford. Kynaston étaitsuperbe dans cette tirade. Mais voici le coup de cloche qui annonce lelever du rideau.

Pendant que nous faisions nos préparatifs, l'escadron—car il semblaitqu'il n'y en eût qu'un—avait descendu au trot par le chemin de traverseet s'était rangé sur la grande route.

Il se composait, autant que je pus en juger, de quatre-vingt-dixsoldats, et il était évident, d'après leurs tricornes, leurs cuirasses,leurs manches rouges et leurs bandoulières, qu'ils faisaient partie desdragons de l'armée régulière.

Le gros de la troupe s'arrêta à un quart de mille de nous.

Trois officiers s'avancèrent sur le front, se consultèrent un courtinstant, et comme conséquence probable de cet entretien, l'un d'euxéperonna son cheval et trotta de notre côté.

Un trompette le suivait à quelque pas, agitant un mouchoir blanc etlançant de temps à autre des coups de clairon.

—Voici un parlementaire, dit Saxon, qui se tenait debout sur sacharrette. Maintenant, mes frères, nous n'avons ni timbales, ni airainsonore, mais nous avons l'instrument dont nous à pourvus la Providence.Montrons aux habits rouges que nous savons nous en servir.

Dès lors pourquoi craindre le violent,
Pourquoi redouter l'orgueilleux
Est-ce que je fuirai devant deux ou trois,
S'il est à côté de moi, Lui.

Cent quarante voix lui répondirent en un chœur de voix rauques:

Qui donc craindrait de tirer l'épée
Et de livrer les combats du Seigneur?

À ce moment je n'eus pas de peine à comprendre comment les Spartiatesavaient découvert dans Tyrtée, le chantre boiteux, le plus heureux deleurs généraux, car le son de leur propre voix augmentait la confiancedes paysans, en même temps que les paroles martiales de l'hymneexcitaient en leur cœur une détermination invincible.

Leur courage s'exalta tellement que leur chant s'acheva en unretentissant cri de guerre, qu'ils brandirent leurs armes au-dessus deleurs têtes et qu'ils étaient prêts, je crois, à s'élancer hors de leursbarricades pour se jeter sur les cavaliers.

Au milieu de cette clameur, de cette agitation, le jeune officier dedragons, un beau jeune homme au teint bronzé, s'approcha sans crainte dela barricade, arrêta son superbe cheval rouan et leva la main d'un gesteimpérieux pour demander le silence.

—Quel est le chef de cette bande? demanda-t-il.

—Adressez-moi votre message, monsieur, dit notre commandant, du haut dela charrette, mais sachez que votre drapeau blanc ne vous protégera quesi vous employez le langage qui convient entre adversaires courtois.Dites ce que vous avez à dire ou retirez-vous?

—Courtoisie et l'honneur, dit l'officier d'un ton narquois, ne sont pasde mise avec des rebelles qui s'arment contre leur légitime souverain.Si vous êtes le chef de cette cohue, je vous avertis que si dans cinqminutes (à ces mots, il tira une belle montre en or) ils ne sedispersent pas, nous allons les charger et les sabrer.

—Le Seigneur saura protéger les siens, répondit Saxon, au milieu d'ungrondement farouche par lequel la foule témoignait son approbation.Est-ce à cela que se réduit votre message?

—C'est tout, et vous verrez que cela suffit, traître Presbytérien, criale cornette de dragons. Écoutez-moi, sots qu'on égare, reprit-il en sedressant sur ses éperons et parlant aux paysans qui se trouvaient del'autre côté de la charrette. Vous pouvez encore sauver votre peau, sivous consentez seulement à livrer vos chefs, à jeter ce qu'il vous plaîtd'appeler vos armes, et de vous remettre à la miséricorde du Roi.

—Voilà qui dépasse les bornes de vos privilèges, dit Saxon en tirant desa ceinture un pistolet qu'il amorça. Si vous dites encore un mot pourdétourner ces gens de leur fidélité, je fais feu.

—N'espérez pas de renforcer Monmouth, cria le jeune officier sanss'inquiéter de la menace, et s'adressant toujours aux paysans. Toutel'armée royale se rassemble pour le cerner et...

—Prenez garde, cria notre chef d'une voit gutturale et dure.

—...sa tête roulera sur l'échafaud dans moins d'un mois.

—Mais vous ne vivrez pas assez pour le voir, dit Saxon, en se baissantet tirant son coup de feu droit à la tête du cornette.

À la flamme du pistolet, le trompette fit demi-tour et partit au galopcomme s'il s'agissait de sa vie, pendant que le cheval rouan pirouettaitde son côté et partait aussi, avec son cavalier solidement fixé sur saselle.

—Vraiment, vous l'avez manqué, ce Madianite! cria Williamsmon-Espoir-est-là-haut.

—Il est mort, dit notre chef, en rechargeant son pistolet. C'est la loide la guerre, Clarke, ajouta-t-il, en se tournant vers moi. Il a jugé àpropos de l'enfreindre et il lui a fallu payer sa faute.

Pendant qu'il parlait, je vis le jeune officier s'incliner peu à peu sursa selle.

Puis, quand il fut à moitié chemin de sa troupe, il perdit l'équilibre,et tomba lourdement sur la route, où la violence de sa chute le fittourner deux ou trois fois sur lui-même.

Un grand cri de rage partit de l'escadron à cette vue et les paysanspuritains y répondirent par un cri de défi.

—Face contre terre, tout le monde! cria Saxon. Ils vont faire feu.

Le pétillement de la mousqueterie, une grêle de balles frappant le soldur, coupant les petites branches des haies sur les deux côtés, appuyal'ordre de notre chef.

Un grand nombre de paysans se couchèrent derrière les matelas de plumeset les tables qui avaient été tirées de la charrette.

D'autres s'étendirent de tout leur long dans la charrette même.

D'autres cherchèrent un abri derrière ou par-dessous.

D'autres encore se jetèrent dans les fossés de droite et de gauche.

Quelques-uns prouvèrent leur confiance dans l'intervention de laProvidence, en restant debout, impassibles, sans se courber devant lesballes.

Du nombre de ceux-ci étaient Saxon et Sir Gervas.

Le premier voulait donner un exemple à ses troupes inexpérimentées. Lesecond agissait ainsi simplement par insouciance, par indifférence.

Ruben et moi, nous nous assîmes côte à côte dans le fossé, et je puisvous assurer, mes chers petit*-enfants, que nous éprouvâmes la plusgrande envie de baisser la tête, quand nous entendîmes les ballessiffler tout autour de nous.

Si jamais un soldat vous a raconté qu'il ne l'a point fait la premièrefois qu'il est allé au feu, ce soldat-là est un homme qui ne mériteaucune confiance.

Toutefois, quand nous fûmes restés assis, raides et silencieux, comme sinous avions le cou engourdi, pendant quelques minutes au plus, cettesensation disparut entièrement, et depuis ce jour je ne l'ai jamaiséprouvée.

Vous le voyez, la familiarité engendre le mépris pour les balles commepour d'autres choses, et bien qu'il ne soit pas aisé d'en venir à lesaimer, comme le roi de Suède ou Mylord Cutts, il n'est pas trèsdifficile de les voir avec indifférence.

La mort du cornette ne resta pas longtemps sans être vengée.

Un petit vieux, armé d'une faucille, et qui était resté debout près deSir Gervas, jeta tout à coup un cri aigu, bondit, en lançant un sonore«Gloire à Dieu» et tomba la face contre terre.

Il était mort.

Une balle l'avait frappé juste au-dessus de l'œil droit. Presque aumême instant un des paysans, qui se trouvaient dans la charrette, eut lapoitrine traversée et se laissa tomber assis, couvrant les roues de sonsang qu'il rendait en toussant.

Je vis Maître Josué Pettigrue le saisir dans ses longs bras et luimettre quelques oreillers sous la tête, de sorte que l'homme restaétendu, respirant péniblement et marmottant des prières.

En ce jour-là, le ministre se montra un homme, car il allait hardimentparmi le feu, ses carabines, son épée dans la main gauche—car il étaitgaucher—et sa Bible dans la main droite.

—C'est pour ceci que vous mourez, chers frères, ne cessait-il de crier,en tenant en l'air le volume brun, n'êtes-vous pas prêts à mourir pourLUI?

Et chaque fois qu'il faisait cette question, un sourd et prompt murmured'adhésion partait du fossé, de la charrette et de la route.

—Ils tirent comme des rustauds à une revue de la milice, dit Saxon, ens'asseyant sur le bord de la charrette. Comme tous les jeunes soldats,ils visent trop haut. Quand j'étais adjudant, je ne manquais jamais defaire abaisser les canons des mousquets jusqu'à ce qu'un coup d'œil meprouvât qu'ils étaient dirigés en ligne horizontale. Ces coquins sefigurent qu'ils se sont acquittés de leur besogne quand ils ont faitpartir leur arme, bien qu'ils soient aussi sûrs d'atteindre les pluviersque de nous atteindre.

—Cinq des fidèles sont tombés, dit William mon-Espoir-est-là-haut.Est-ce que nous n'allons pas faire une sortie, et livrer bataille auxenfants de l'Antéchrist? Allons nous rester ici comme des oiseaux debois sur lesquels les soldats s'exercent à tirer à une fête de village?

—Il y a une grange de pierre là-haut, sur la pente, fis-je remarquer.Si nous qui avons des chevaux, et quelques autres, nous pouvions occuperles dragons, le peuple réussirait peut-être à s'y rendre et il seraitainsi à l'abri du feu.

—Au moins laissez-nous, moi et mon frère, leur rendre une ou deuxballes, s'écria un des tireurs postés entre les roues.

Mais à toutes nos prières, à tous nos conseils, notre chef répondait ensecouant la tête, et il continuait à balancer ses longues jambes sur lescôtés de la charrette, et à tenir les yeux attentivement fixés sur lescavaliers, dont un grand nombre avaient mis pied à terre et appuyaientleurs carabines sur les croupes de leurs chevaux.

—Cela ne peut pas durer, monsieur, dit le ministre, d'une voix basse etgrave, il y a encore deux hommes d'atteints.

—Quand même il y en aurait cinquante de plus, répondit Saxon, nousdevons attendre qu'ils chargent. Que feriez-vous, mon homme? Si vousquittez cet abri, vous serez coupés et anéantis jusqu'au dernier. Quandvous aurez vu la guerre autant que moi, vous apprendrez à vousaccommoder tranquillement de ce qui est inévitable. Je me souviens qu'enpareille situation, comme l'arrière-garde, ou nach hut de l'arméeimpériale, était poursuivie par les Croates, alors à la solde du GrandTurc, je perdis la moitié de ma compagnie avant de pouvoir combattrecorps à corps contre ces renégats mercenaires. Ah! mes braves garçons.Voici qu'ils remontent à cheval: nous n'aurons pas à attendre longtemps.

En effet, les dragons se remettaient en selle et se formaient sur laroute, évidemment dans l'intention de nous charger.

En même temps, une trentaine d'hommes se détachaient de l'escadron ettraversaient au trot les champs à notre gauche.

Saxon étouffa un juron sincère en les voyant.

—Ils s'entendent quelque peu à la guerre, après tout, dit-il. Ils sepréparent à nous charger de front et en flanc. Maître Josué, faites ensorte que vos hommes armés de faux se rangent le long de la haie vivequi est sur la droite. Tenez bon, mes frères, et ne reculez pas devantles chevaux. Vous autres, qui avez des faucilles, couchez-vous dans cefossé, et coupez les jambes des chevaux. Une ligne de lanceurs depierres derrière ceux-là. Une lourde pierre vaut une balle, à boutportant. Si vous tenez à revoir vos femmes et vos enfants, défendez biencette haie contre les cavaliers. Maintenant voyons pour l'attaque defront. Que les hommes armés de pétrinaux montent dans la charrette. Il ya vos deux pistolets, Clarke, et les deux vôtres, Lockarby. Il m'enreste un à moi aussi: cela fait cinq. Puis dix autres de même sorte ettrois mousquets, cela fait vingt coups en tout. Vous n'avez pas depistolets, sir Gervas?

—Non, mais je puis m'en procurer, dit notre compagnon qui sauta enselle, franchit le fossé, dépassa la barricade et fut bientôt sur laroute, dans la direction des dragons.

Cette manœuvre fut si soudaine, si inattendue, qu'il se fit pendantquelques secondes un silence absolu, auquel succéda une clameur généralede haine et de malédictions parmi les paysans.

—Feu sur lui! Feu sur le perfide amalécite! hurlaient-ils. Il est allérejoindre ses pareils. Il nous a livrés aux mains de l'ennemi. Judas!Judas!

Quant aux dragons, qui continuaient à se former pour la charge et quiattendaient que l'attaque de flanc fut prête, ils restèrent immobiles,silencieux, ne sachant que penser du cavalier en brillant costume quiarrivait à leur rencontre.

Mais nous ne restâmes pas longtemps dans le doute.

Dès qu'il fut arrivé à l'endroit où était tombé le cornette, il sauta àbas de son cheval, prit le pistolet du mort et la ceinture qui contenaitla poudre et les balles.

Puis il se remit en selle, sans se presser, au milieu d'une grêle deballes qui faisaient voltiger autour de lui la poussière blanche, sedirigea vers les dragons et déchargea sur eux un de ses pistolets.

Alors faisant demi-tour, il leur ôta poliment son chapeau et vint nousrejoindre au galop, sans avoir reçu une égratignure, bien qu'une halleeût écorché un pâturon de son cheval, et qu'une autre eût fait un troudans le pan de son habit.

Les paysans jetèrent un grand cri de joie en le voyant revenir, etdepuis ce jour-là, notre ami put porter ses brillants costumes et seconduire à sa fantaisie, sans être soupçonné d'être monté sur un chevalinfernal ou de manquer de zèle pour la cause des Saints.

—Ils avancent, cria Saxon. Que personne n'appuie sur la détente avantde m'avoir vu tirer! Si quelqu'un le fait, je lui envoie une balle,dût-elle être ma dernière, et quand même les soldats seraient au milieude nous.

Quand notre chef eut prononcé cette menace et promené sur nous un regardfarouche pour bien montrer qu'il l'exécuterait, le son perçant d'unclairon partit de la cavalerie qui nous faisait face, et ceux qui nousmenaçaient de flanc y répondirent de même.

À ce signal, les deux troupes jouèrent des éperons et s'élancèrent surnous de toute leur vitesse.

Ceux qui étaient dans le champ furent retardés un instant et mis quelquepeu en désordre par la nature molle du terrain détrempé, mais après enêtre sortis, ils se reformèrent de l'autre côté et poussèrent vivementvers la haie.

Quant à nos adversaires qui n'avaient pas d'obstacle à vaincre, ils neralentirent point leur allure et fondirent, avec un bruit de tonnerre,un vacarme de harnais, une tempête de jurons sur nos barricadessommaires.

Ah! mes enfants, quand un homme, parvenu à la vieillesse, tente dedécrire de pareilles choses et de faire voir à autrui ce qu'il a vu,alors seulement il comprend combien est pauvre le langage d'un hommeordinaire, le langage qui lui suffit pour les usages de la vie, etcombien il est insuffisant en de semblables cas.

En effet, si en ce moment même je puis voir cette blanche route deSomerset, avec la charge furieuse, tournoyante des cavaliers, lesfigures rouges, irritées des hommes, les naseaux dilatés des chevaux,parmi les nuages de poussière qui se soulèvent et les encadrent, je nesaurais espérer de représenter nettement devant vos jeunes yeux unescène pareille, que vous n'avez jamais contemplée et que vous necontemplerez, jamais, je l'espère.

Puis, quand je pense au bruit, d'abord un simple grincement, untintement, qui s'enflait, redoublait de force et d'étendue à chaque pas,jusqu'au moment où il arriva sur nous, formidable comme le tonnerre,avec un grondement qui donnait l'idée d'une puissance irrésistible, jesens qu'il y a là aussi quelque chose que ne sauraient exprimer mesfaibles paroles.

Pour des soldats inexpérimentés comme nous, il semblait que notrefragile protection, et nos faibles armes fussent absolument impuissantesà arrêter l'élan et l'impulsion des dragons.

À droite et à gauche, je voyais des figures pâles, contractées, aux yeuxdilatés, aux traits rigides, avec un air d'obstination qui exprimaitmoins l'espérance que le désespoir.

De tous côtés s'élevaient des exclamations et des prières:

—Seigneur, sauve ton peuple!

—Miséricorde, Seigneur, miséricorde!

—Sois avec nous en ce jour!

—Reçois nos âmes, ô Père miséricordieux!

Saxon était couché en travers de la charrette.

Ses yeux scintillaient comme des diamants.

Il tenait son pistolet au bout de son bras tendu et rigide.

Suivant son exemple, chacun de nous visa avec tout le sang-froidpossible le premier rang ennemi.

Notre seul espoir de salut consistait à faire cette unique déchargeassez terrible pour que nos adversaires fussent ébranlés et aussi horsd'état de poursuivre leur attaque.

Ne ferait-il donc jamais feu, cet homme?

Ils n'étaient plus qu'à une dizaine de pas de nous.

Je distinguais aisément les boucles des cuirasses, et les cartouchesportées en bandoulière.

Ils firent un pas de plus.

Enfin le pistolet de notre chef partit, et nous tirâmes à toute volée àbout portant, soutenus par une grêle de grosses pierres que lançaientles mains de robustes paysans, placés derrière nous.

Je les entendis heurter casques et cuirasses.

On eût dit la grêle frappant des vitres.

Le nuage de fumée qui, pendant un instant, avait voilé la ligne deschevaux lancés au galop et des braves cavaliers, se dissipa lentementpour nous montrer une scène bien différente.

Une douzaine d'hommes et de chevaux formaient un amas confus, seroulant, s'éclaboussant de jets de sang, ceux qui n'étaient pas atteintstombant sur ceux que nos balles et nos pierres avaient abattus.

Des destriers qui se démenaient, renâclaient, des pieds ferrés, descorps humains qui se relevaient, chancelaient, retombaient, des soldatsaffolés, sans chapeau, éperdus, presque assommés par une chute, nesachant de quel côté se tourner, tel était le premier plan du tableau,et au fond le reste de l'escadron fuyait à toute allure, les blessés etles autres, tous poussés par un commun désir d'arriver à un endroit sûr,où ils puss*nt reformer leurs rangs en désordre. Un grand crid'enthousiasme et de reconnaissance se fit entendre parmi les paysansravis.

Ils sautèrent par-dessus les barricades, tuèrent ou mirent hors decombat les quelques soldats non blessés qui n'avaient pu ou quin'avaient pas voulu suivre leurs compagnons dans leur fuite.

Les vainqueurs s'emparèrent avec empressem*nt des carabines, épées etbandoulières, car plusieurs d'entre eux avaient servi dans la milice etsavaient fort bien manier les armes qu'ils avaient conquises.

Mais la victoire était encore loin d'être complète.

L'escadron de flanc avait hardiment abordé la haie.

Une douzaine au moins de cavaliers s'y étaient frayés passage, malgré lapluie de pierres et les coups de pique et de faux lancés avec uneénergie désespérée.

Dès que les dragons, avec leurs longs sabres et leurs cuirasses, furentau milieu des paysans, ils eurent une grande supériorité sur eux et bienque les faucilles eussent abattu plusieurs chevaux, les soldatscontinuaient à jouer du sabre et à tenir en respect la résistancefarouche de leurs adversaires mal armés.

Un sergent de dragons, homme très résolu, et d'une force prodigieuse,semblait commander le peloton et encourageait ses hommes tant par sesparoles que par son exemple.

Un coup de demi-pique abattit son cheval, mais il sauta à bas avant quel'animal fût tombé et vengea sa mort par un coup qu'il porta à tour debras avec son lourd sabre.

Brandissant son chapeau de sa main gauche, il continuait à rallier seshommes, à frapper tout Puritain qui se hasardait contre lui.

Enfin un coup de hachette le fit tomber à genoux et un fléau brisa sonsabre près de la poignée.

En voyant tomber leur chef, ses camarades firent demi-tour ets'enfuirent à travers la haie.

Mais le vaillant soldat, blessé, couvert de sang, persistait à fairetête et il aurait fini par être assommé pour expier sa bravoure, si jene l'avais pas saisi et jeté dans la charrette, où il eut le bon sens derester tranquille, jusqu'à la fin de l'escarmouche.

Sur les douze qui avaient forcé la haie, quatre au plus s'échappèrent.

Plusieurs autres gisaient morts ou blessés, embrochés par les faux oujetés à bas de leurs chevaux par les pierres.

Au total neuf dragons périront, quatorze furent blessés, et nous enfîmes prisonniers sept autres qui n'avaient pas été atteints.

Il demeura entre nos mains dix chevaux en état de servir, une vingtainede carabines, avec une bonne provision de mèche, de poudre et de balles.

Le reste de l'escadron se borna à des coups de feu isolés, épars,irréguliers. Puis ils partirent au galop par le chemin de traverse etdisparurent parmi les arbres d'où ils étaient sortis.

Mais le résultat n'avait pas été atteint sans de cruelles pertes denotre côté.

Trois hommes avaient été tués et six blessés; l'un d'eux l'avait étéfort gravement par le feu de la mousqueterie.

Cinq avaient été sabrés par le peloton de flanc lorsqu'il avait forcé lahaie; un seul d'entre eux laissait quelque espoir de guérison.

En outre, un homme avait péri par suite de l'explosion d'un antiquepétrinal et un autre avait eu un bras cassé par un coup de pied decheval.

Nos pertes totales se montaient donc à huit tués et autant de blessés,mais il fallait bien reconnaître que ce nombre était faible, après uneescarmouche aussi vive, et en face d'un ennemi qui nous était supérieuren discipline comme en armement.

Les paysans furent si enthousiasmés de leur victoire que ceux d'entreeux, qui avaient pris des chevaux, réclamaient à grands cris lapermission de poursuivre les dragons, et cela d'autant plus instammentque Sir Gervas Jérôme et Ruben s'offraient avec ardeur pour lesconduire.

Mais Decimus Saxon refusa nettement de se prêter à aucune entreprise decette sorte.

Il ne se montra pas plus accueillant à l'égard du Révérend JosuéPettigrue, quand celui-ci parla, en sa qualité de pasteur, de monter surla charrette, pour prononcer les quelques paroles encourageantes etonctueuses que comportait la situation.

—Il est vrai, bon Maître Pettigrue, que nous sommes obligés à bien deséloges et des actions de grâce et qu'il nous faut rivaliser de douce etsainte émulation pour célébrer la bénédiction qui a été répandue surIsraël, dit-il, mais le temps n'est pas encore venu. Il y a une heurepour la prière, il y a une heure pour le labeur. Écoutez-moi, l'ami,dit-il à l'un des prisonniers. À quel régiment appartenez-vous?

—Ce n'est pas à moi de répondre à vos questions, répondit l'homme d'unton rude.

—Non? Alors nous allons essayer si une corde autour du crâne, bienserrée au moyen d'une baguette de tambour, ne vous déliera pas lalangue, dit Saxon en rapprochant sa figure de celle du prisonnier et leregardant dans les yeux d'un air si féroce que l'homme recula d'effroi.

—C'est un escadron du second régiment de dragons, dit-il.

—Et le régiment même, où est-il?

—Nous l'avons laissé sur la route d'Ilchester et de Landport.

—Vous entendez? dit notre chef. Nous n'avons pas un moment à perdre,autrement nous pourrons avoir toute la troupe sur les bras. Qu'on metteles morts et les blessés sur la charrette! Nous y attellerons ces deuxchevaux de troupe. Nous ne serons en sûreté qu'après être arrivés àTaunton.

Maître Josué lui-même comprit que l'on était trop pressé pour avoir letemps de se livrer à aucune pratique spirituelle.

Les blessés furent hissés dans la charrette et étendus sur les matelas,pendant que les morts étaient déposés dans l'autre charrette qui avaitprotégé notre arrière.

Les paysans, qui en étaient possesseurs, bien loin de faire desobjections contre cette façon de disposer de leur bien, nous aidèrent deleur mieux, en serrant les sous-ventrières et bouclant les traits.

Moins d'une heure après le combat, nous avions repris notre marche etnous jetions à travers le crépuscule un dernier regard sur des tachessombres et éparpillées qui marquaient la route blanche.

C'étaient les corps des dragons qui indiquaient l'endroit où nous avionsété victorieux.

*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MICAH CLARKE - TOME I ***

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Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution ofelectronic works in formats readable by the widest variety ofcomputers including obsolete, old, middle-aged and new computers. Itexists because of the efforts of hundreds of volunteers and donationsfrom people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with theassistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’sgoals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection willremain freely available for generations to come. In 2001, the ProjectGutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secureand permanent future for Project Gutenberg™ and futuregenerations. To learn more about the Project Gutenberg LiteraryArchive Foundation and how your efforts and donations can help, seeSections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit501(c)(3) educational corporation organized under the laws of thestate of Mississippi and granted tax exempt status by the InternalRevenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identificationnumber is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg LiteraryArchive Foundation are tax deductible to the full extent permitted byU.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and upto date contact information can be found at the Foundation’s websiteand official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project GutenbergLiterary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespreadpublic support and donations to carry out its mission ofincreasing the number of public domain and licensed works that can befreely distributed in machine-readable form accessible by the widestarray of equipment including outdated equipment. Many small donations($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exemptstatus with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulatingcharities and charitable donations in all 50 states of the UnitedStates. Compliance requirements are not uniform and it takes aconsiderable effort, much paperwork and many fees to meet and keep upwith these requirements. We do not solicit donations in locationswhere we have not received written confirmation of compliance. To SENDDONATIONS or determine the status of compliance for any particular statevisit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where wehave not met the solicitation requirements, we know of no prohibitionagainst accepting unsolicited donations from donors in such states whoapproach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot makeany statements concerning tax treatment of donations received fromoutside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donationmethods and addresses. Donations are accepted in a number of otherways including checks, online payments and credit card donations. Todonate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the ProjectGutenberg™ concept of a library of electronic works that could befreely shared with anyone. For forty years, he produced anddistributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network ofvolunteer support.

Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printededitions, all of which are confirmed as not protected by copyright inthe U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do notnecessarily keep eBooks in compliance with any particular paperedition.

Most people start at our website which has the main PG searchfacility: www.gutenberg.org.

This website includes information about Project Gutenberg™,including how to make donations to the Project Gutenberg LiteraryArchive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how tosubscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.

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